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Dessin de tracé de fleuve

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Eau marchande
Comment l'eau courante est devenue une marchandise

Mots clés : associations syndicales hydrauliques, bassin hydraulique, eau courante, eau marchande, énergie hydraulique, houille blanche, marchandise, processus de marchandisation
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Index du dossier
1. Introduction
2. Tout est déjà joué avant les années 1960
3. Un processus de marchandisation qui s'articule en deux phases
4. À la Révolution, l'eau commence à devenir une valeur sûre
5. Les eaux courantes, facteurs du développement agricole : le cas des dessèchements
6. Le fractionnement des usages utiles : la mise en place de filières (1840-1860)
7. Au milieu du 19ème siècle, l'eau devient un outil
8. Un découpage territorial inédit : les associations syndicales hydrauliques
9. Vers la fétichisation marchande sous la IIIème République
10. L'énergie hydraulique devient un bien marchand (1880-1920)
11. Une nouvelle territorialisation : le bassin hydraulique
12. Conclusion
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Au milieu du 19ème siècle, l'eau devient un outil

Les eaux courantes sont progressivement assimilées à leurs fonctions productives

La Restauration et le début du Second Empire sont la période pendant laquelle s'intensifie la fonctionnalisation du milieu aquatique terrestre. Les eaux courantes sont progressivement assimilées à leurs fonctions productives.

L'eau devient un "outil" indispensable à l'industrialisation et à la "régénération" de l'agriculture. Il s'agit de renforcer par une artificialisation croissante ses propriétés économiquement utiles en réduisant ses variations pour en faire une fonction stable.

Dès 1817, le programme Becquet qui propose de constituer un réseau cohérent pour la navigation intérieure, marque le début de ce processus. L'état, malgré ses réticences à payer, fera un effort financier considérable pour creuser des canaux, régulariser les grands fleuves, construire des quais à la place des grèves dans les villes.

Cette priorité accordée à la navigation intérieure imprégnera longtemps la mentalité des ingénieurs des Ponts et Chaussées qui auront tendance à négliger les autres usages des eaux courantes qu'ils considèrent souvent comme moins nobles, car moins sujets aux prouesses techniques. En effet, certains canaux seront de véritables laboratoires d'hydraulique théorique et appliquée.

La naissance d'une technostructure

Pour marquer leur empreinte sur ce réseau, les ingénieurs des Ponts et Chaussées commencent à se servir d'un langage formalisé à prétention universelle. Ils adoptent un langage technique et produisent un arsenal réglementaire qui transcende les acteurs et les contextes locaux.

Cela aura pour conséquence une faible prise en compte des besoins et des pratiques effectives, une valorisation excessive du potentiel technique ou une importance plus grande donnée à l'outil réglementaire.

Cette attitude est essentiellement le fait des ingénieurs des services centraux. En effet, d'après nos études les ingénieurs ordinaires des services départementaux sont souvent plus proches des réalités du terrain et tiennent compte des pratiques des riverains. Ils se présentent comme des "guides" serviteurs de l'État, chargés de diffuser la modernité. Dans le cas des services que nous avons étudiés, ils font un travail considérable (de collecte statistique et d'expérimentation locale). Il serait intéressant, à travers l'analyse du fonctionnement d'autres services hydrauliques, de voir comment à travers eux se fait l'intervention de l'État.

Il y a inflation du discours mais peu de réalisations concrètes

Le petit nombre d'aménagements hydrauliques réalisés de la Monarchie de Juillet au début du Second Empire et leur faible envergure, confirme notre hypothèse selon laquelle il y a inflation du discours mais peu de réalisations concrètes. En effet, l'action publique et individuelle est alors hésitante car elle est confrontée à des blocages de différentes natures :

Incertitudes juridiques : les mesures relatives à l'appropriation privée des usages des petites rivières et à leur tutelle administrative prises pendant la Révolution sont incomplètes et la loi du 7 septembre 1807 est plusieurs fois remise en cause.
Blocages financiers : les travaux qui paraissent être d'utilité publique (endiguement, entretien des marais, réseaux primaires d'irrigation) entraînent un débat récurrent sur l'intervention financière directe de l'État. L'initiative la plus importante revient au secteur privé ; mais le grand capitalisme foncier, échaudé par des échecs, finit par abandonner ce secteur, ce qui contribue au fractionnement des aménagements hydrauliques ; le modelage résulte alors d'une multiplicité de décisions issues d'individualités ou de petites associations d'usagers. La seule cohérence provient de la prise en charge financière par les conseils généraux ou les municipalités d'une partie des réseaux.
Blocages institutionnels : la tutelle administrative sur ces usages de l'eau s'impose difficilement. Elle se heurte à des discordances au sein des corps techniques ("sensibilités agronomiques" s'opposant aux tenants des travaux publics "purs") ; aux débuts de rivalité entre services administratifs (Travaux publics contre Services agricoles qui veulent leur autonomie et la maîtrise des cours d'eau non navigables) ; aux réticences des usagers à appliquer la réglementation et à accepter le contrôle de l'administration exercé par l'intermédiaire des associations syndicales hydrauliques.

Tous ces échecs, ces blocages, toutes ces inerties et ces rivalités contribuent pourtant à mettre en place l'objet "eau", car ils tendent à fractionner les usages utiles des eaux. Il sera ainsi plus facile de les stabiliser avec des lois et des experts, faute de pouvoir totalement en avoir la maîtrise physique. On le voit, l'État joue un rôle essentiel même par son désengagement ou ses hésitations. Il contribue à façonner les nouvelles représentations sociales des eaux courantes à savoir : une juxtaposition d'usages économiques.