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Introduction à l'étude des canaux d'arrosage de la Cerdagne française

Mots clés : Cerdagne, climat, histoire, industrie, agriculture, arrosage, irrigation, canaux, ouvrages d'art
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Introduction à l'étude des canaux d'arrosage
de la Cerdagne française

 

Olivier DEROCHEtechnicien en hydraulique agricole

article paru dans la revue Sources, 2022-8, Les Cahiers de l’Âne Rouge
photos O. Deroche, en ouverture le canal de Dorres
H2o – septembre 2023

 

Quiconque arrive au bord de l’altiplano cerdan par la bien-nommée "Porte de Cerdagne", passé le col Rigat à Saillagouse, peut se rendre compte de la complexité du paysage bocager qui s’étale vers le Ponent, couplée à celle des estives pelées et de la forêt, de plus en plus présente, sur les piémonts. En y regardant de plus près, il est possible de lire l’importance des lignes d’eau présentes, lignes d’eau ceinturant les coteaux, dévalant les ravins avant de s’écouler dans les prés. Ce réseau hydraulique et agricole est une clé de lecture primordiale de la culture cerdane, un réseau hydraulique anthropique, aussi dense qu’ancien, constitué de recs et de canaux, creusés, cuvelés ou transitant un moment par un ravin naturel. Il constitue un fil rouge indispensable des derniers mille ans de notre territoire, offrant des pistes de travail à l’archéologue et à l’historien, mais aussi la possibilité de se projeter dans un avenir proche, où l’eau reste un élément fondamental de la culture et de la vie en Cerdagne.

La présente introduction s'attache à proposer un cadre de travail aux prochaines publications pouvant être réalisées sur l’hydraulique agricole en Cerdagne, tout d’abord en fixant la région naturelle de Cerdagne dans son cadre géographique puis par une notice historique jusqu’à nos jours. Enfin, cet article propose un schéma-type de canal d’arrosage sur le haut bassin versant du Sègre. 

Schéma-type d'un canal d'arrosage de Cerdagne
La Cerdagne, cartes de localisation
Document des Presses universitaires de Perpignan – OpenEdition Books


Une montagne méditerranéenne

La région naturelle de Cerdagne se situe à l’extrême-ouest du département des Pyrénées-Orientales, à une centaine de kilomètres de la préfecture Perpignan et du littoral méditerranéen. Située à l’ouest du col de la Perche, ligne de partage des eaux entre le Sègre et la Têt, la région forme un altiplano d’environ 50 kilomètres de long et 15 kilomètres de large à 1 200 mètres d’altitude de moyenne, entre le col de la Perche et les communes de Martinet et Montellà (province de Lleida), entourée de massifs tutoyant les 3 000 mètres, comme le massif du Carlit (2 921 msnm) et du Campcardós (2 905 msnm) au nord, et le massif du Puigmal (2 910 msnm) et la Serra del Cadí au sud (2 649 msnm). Le plateau est drainé par le Sègre dont il représente l’amont du bassin versant. Ces principaux affluents sont la Riberette d’Err, la Vanéra (rive gauche), l’Angoust, l’Angoustrine, le Carol, le Duran (rive droite). Le Sègre conflue ensuite, en Aragon avec le fleuve Èbre, dont il est le principal affluent. Suite au Traité des Pyrénées de 1659, la Cerdagne a été coupée et divisée entre les couronnes françaises et espagnoles, la frontière définitive (non naturelle) n’ayant été officiellement fixée que plus de deux siècles plus tard, avec le Traité de Bayonne en 1866.

En ce qui concerne la climatologie, la Cerdagne se situe à un carrefour entre plusieurs influences. Sa position à l’est des Pyrénées lui confère des influences méditerranéennes, avec des étés pouvant être très secs, et des crues de printemps et d’automne, les aiguats, pouvant apporter des volumes d’eau importants et ravageurs, comme par exemple l’aiguat de 1982. Plusieurs articles divergent sur la nomination du climat cerdan, pouvant être différent d’une vallée à une autre, passant de "climat méditerranéen" à "climat méditerranéen de transition à dominante continentale". Au niveau des précipitations, les hauteurs d’eau annuelles se situent entre 600 et 850 mm selon l’altitude, avec 60 jours de neige par an, même si ce dernier chiffre a tendance à diminuer. Une intéressante Climatologie comparée entre plusieurs vallées pyrénéennes et alpines nous apprend que la Cerdagne subit des perturbations atlantiques à l’automne et au printemps et des perturbations méditerranéennes fréquentes à l’automne, avec des phénomènes orageux estivaux apportant le tiers des précipitations annuelles, mais précise que "c’est tout de même le beau temps qui prédomine le long de l’année, en hiver avec le débordement des hautes pressions qui règnent sur l’Espagne, en été sous les hautes pressions subtropicales installées sur le monde méditerranéen" [Jean GUITER, "Climatologie comparée de quelques vallées alpines et pyrénéennes", Revue de Géographie alpine, 63-3, 1975]. L’étude ajoute, phénomènes importants, que les taux d’insolation sont égaux entre Cerdagne et Haute-Durance, en Provence, la Cerdagne présentant un niveau d’ensoleillement réel largement supérieur du fait de l’altitude et de la faiblesse de l’effet d’écran. Ces données climatiques expliquent peut-être en partie l’apparition précoce, dès le haut Moyen Âge, de réseaux de canaux d’irrigation dans la plaine cerdane, même si certains experts considèrent davantage la mise en place de périmètres irrigués en proie à des politiques sociales, notamment la volonté de consolider les communautés installées sur les terres gagnées à l’Émirat de Cordoue au cours de la Marca Hispanica, qu’à des impératifs climatiques.

L’appartenance de la Cerdagne à la "montagne méditerranéenne" est mise en évidence par le paysage induit des réseaux de canaux séculaires, et notamment avec la mise en place d’un paysage agricole dichotomique irrigué/non irrigué typique et décrit par les termes catalans de regadiu (périmètre irrigable) et de secà (périmètre non irrigable). Ce paysage est une dominante des bassins de vie situés autour de la Méditerranée et présentant une pratique séculaire de l’hydraulique agricole, mis en évidence par le projet ISIIMM réalisé en 2007 [Projet ISIIMM "Innovations Sociales et Institutionnelles dans la Gestion de l’Irrigation en Méditerrannée"].  

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Bassin de répartition entre le canal (Mas Rondole) et la rivière (Eyne)

Ouvrage de répartition
en granit dur sur le canal d’Err


Une pratique millénaire

La présence de canaux d’arrosage en Cerdagne est documentée dès le haut Moyen Âge, avec une concession du comte Guifred II de Cerdagne à son frère Oliba, abbé de Ripoll et seigneur d’Age, en 1023 des eaux du Sègre pour l’irrigation des prés et des jardins de la paroisse d’Age, aujourd’hui englobée dans la ville de Puigcerdà. L’usage agricole est bien spécifié dans l’archive, par les termes "irriganda prata et terras ejusdem pertinentes ad villam Ageri". Également, en 1035, le comte Guifred de Cerdagne fait une donation à l’abbaye de Saint-Martin du Canigou de plusieurs terres à Odeillo, dont le moulin et son canal. Le canal est toujours utilisé aujourd’hui pour l’abreuvement des bêtes en contrebas du four solaire d’Odeillo, avec une prise située dans le golf de Font-Romeu, sur le Rec de les Canaletes. Cette donation du comte Guifred de Cerdagne est un bon exemple de la première vague de constructions de canaux en Cerdagne. Des ouvrages désignés comme capus aquii sont également présents dans des actes de vente de 979 et 1025 à Enveitg, mais avec une vocation davantage industrielle, même si l’arrosage des terres profitait des eaux de colature et des jours chômés des moulins . Il est possible que l’arrosage des meilleures terres soit antérieur au IXe siècle en Cerdagne puisqu’on retrouve des traces écrites de 863 d’un canal à Vernet-les-Bains, dans la vallée du Cady, et surtout le rapport d’un conflit d’usage entre deux communautés sur le canal de l’Almozara, sur un affluent de l’Èbre à Saragosse (Aragon), sur les bronzes de Botorrita datés du Ier siècle av. JC. 

Dans la plaine cerdane, comme dans l’ensemble du côté nord de la Méditerranée, la construction de canaux à partir du XIe siècle a d’abord majoritairement été liée à l’activité industrielle, pour le fonctionnement de moulins, de scieries ou encore de draperies, l’agriculture étant presque quasi exclusivement limitée aux cultures sèches (vigne, céréales, légumineuses). L’utilisation de la force hydraulique, en opposition à la force animale, sera au cœur de la révolution industrielle. L’usage de l’eau pour l’irrigation sur ces canaux est alors strictement interdit ou limité à la période de chômage des moulins, le dimanche, ou à l’aval du moulin. De plus, se plaçant dans un système hydraulique féodal, les meilleurs sites de captage d’eau et les rivières les plus généreuses sont accaparés par les seigneurs à cet effet, ne laissant aux populations villageoises, le plus souvent, que l’utilisation de rivières secondaires et torrents pour l’arrosage des productions vivrières. Cette priorité exclusive à l’industrie a été bien documentée par l’archéologue barcelonaise Helena KIRCHNER et son équipe à propos du canal de Puigcerdà, canal comtal puis royal construit probablement dès la création de la ville et en collaboration avec le pouvoir ecclésiastique de Saint-Michel de Cuxa, alors seigneur de Rigolisa, au XIIe siècle et léguée à celle-ci en 1318 par le roi Sanch de Majorque. Émanant de ce legs, un règlement d’utilisation strict limite les droits d’arrosage à l’utilisation de trois orifices clairement dimensionnés sur le cours du canal ("tres oficis a la paret del canal, de secció rodona i amb un diàmetre equivalent al d’un gros turonès de plata") puis, passé le dernier moulin situé aux alentours du Carrer dels molins, l’utilisation libre des colatures pour l’arrosage des terres au nord de la ville, aux lieux-dits actuels de la Pedregosa

À partir du XVe siècle, la crise meunière et le renforcement de la petite bourgeoisie amène une réappropriation des canaux pour l’arrosage de terres avec, en Cerdagne, l’initiation d’exportation de bêtes et de viandes vers les régions moins bien dotées en herbage comme pouvaient l’être alors le Conflent, en franchissant vers l’est le col de la Perche, et l’Urgellet, vers l’ouest le long de la vallée du Sègre, alors davantage spécialisées dans la production de céréales "en sec" (ou de secà) et de vin.

À la fin du XVIIIe et début du XIXe siècle, au sortir de la Révolution française, les terres féodales et ecclésiastiques ayant été redistribuées pour beaucoup en propriétés privées, l’intérêt à valoriser le foncier et sa production agricole est fort. De plus, on assiste alors en France, mais aussi en Espagne, à l’épanouissement d’une volonté de "progrès technique, de désenclavement et de valorisation des terres agricoles de montagne avec un objectif "d’épanouissement de l’Homme et des populations". Ce courant de pensée est incarné par Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon, et la philosophie saint-simoniste. Fleurissent alors les Sociétés agricoles participant alors à la diffusion d’un modèle d’agriculture innovant et intensif dont les techniques d’irrigation font pleinement partie. L’irrigation des prairies est étudiée pour favoriser la production animale et de nombreux savants publient des traités portant sur les techniques en elles-mêmes (William TATHAM, Traité général de l’irrigation, 1803) ou d’études comparées entre la France et des pays à forte tradition hydraulique (Benjamin NADAULT DE BUFFON, Des canaux d’arrosage de l’Italie septentrionale et de leurs rapports avec ceux du Midi de la France, 1843 ; François JAUBERT DE PASSA, Voyage en Espagne. Recherche sur les arrosages, sur les lois et coutumes qui les régissent, 1823). 

L’histoire de l’hydraulique agricole au cours du XIXe siècle dans les Pyrénées-Orientales est riche de constructions de canaux d’altitude sur l’ensemble des vallées du département, et de la création d’un service hydraulique à la Préfecture. Les nouveaux canaux sont généralement plus longs, présentent un débit supérieur à la grande majorité des canaux historiques et viennent pour la plupart capter leurs eaux à l’amont des rivières et sources concernées, ce qui entraînera des conflits d’usages avec les canaux dits "historiques" dont les droits d’eau sont préservés par des décrets royaux ou par des lois coutumières. Les canaux "contemporains" sont construits pour irriguer la plus large surface possible et se voient confier leur gestion, dès 1865, à des Associations syndicales libres (ASL) ou autorisés (ASA), associations de propriétaires concernés par un ouvrage d’irrigation, dont le fonctionnement se veut représentatif et démocratique. Le développement des canaux d’irrigation au XIXe siècle a radicalement changé le paysage agricole et social dans les Pyrénées-Orientales, et notamment en Cerdagne où l’élevage ovin traditionnel s’est vu petit à petit remplacé par l’élevage bovin, rendu possible par une plus large production fourragère, et par le développement, parfois raté, des coopératives calquées sur le modèle de la fruitière jurassienne. 

Le panorama actuel des canaux d’irrigation cerdans est divisé entre une grande majorité d’ouvrages privés, héritiers à la fois de petits ouvrages féodaux destinés au fonctionnement de moulins, à l’arrosage de jardins à partir de torrents de montagne et de canaux "contemporains" dont l’association syndicale ne fonctionne plus, ou n’a jamais existé, et les canaux syndiqués présentant un fonctionnement associé à celui d’un établissement public.


Proposition d’un canal d’arrosage type de la plaine cerdane

Les canaux d’arrosage en Haute-Cerdagne suivent un schéma basique composé des éléments suivants : 

La prise d’eau – Appelée resclosa en Catalogne du Nord, et plus spécifiquement peixera en Cerdagne ou encore capaiguer (dérivé du latin capus aquii) elle est généralement composée d’un seuil en travers du cours d’eau, en rochers non liés, ou cimentés, voire en bois, afin de maintenir une hauteur d’eau fixe et permettre la dérivation de l’eau vers une rive. Cette construction est d’une importance capitale pour la mise en place d’une dérivation et pour sa pérennité. Le seuil évite le creusement du lit du cours d’eau qui rendrait la dérivation obsolète au bout de quelques années. C’est le cas, notamment, lors d’épisodes de crues importants qui peuvent emporter les seuils. La dérivation peut présenter, ou non, un vannage. La prise d’eau peut être renforcée et secondée d’un ouvrage de décharge permettant de mettre hors d’eau le canal ou de restituer le débit réservé réglementaire en rivière.

Le canal primaire – C’est la branche principale du canal, qui conduit l’eau vers les dérivations secondaires permettant ensuite l’irrigation des parcelles. Avant la première dérivation pour l’irrigation de parcelles, elle est appelée "tête morte". L’exutoire du canal primaire se trouve dans la majorité des cas sur un cours d’eau, l’eau pouvant aussi être amenée dans les parcelles jusqu’à épuisement total du débit (canaux de petite débitance). Dans le cas de petits canaux privés, la prise d’eau et le canal primaire sont les deux uniques éléments du système hydraulique. L’irrigation des parcelles se fait alors à partir du canal primaire. Dans les réseaux hydrauliques gérés par une ASA, le canal primaire est propriété de l’association, permettant la réalisation de travaux d’entretien ou de réparation en maîtrise d’ouvrage.

Les ouvrages de répartition – Les ouvrages de répartition sont les nœuds cruciaux à partir desquels s’articule la bonne gestion des flux d’eau, là où les interventions humaines et les liens sociaux sont les plus forts. Les ouvrages de répartition cadrent deux sortes de partages des eaux :  la répartition rivière/canal, d'une part et la répartition entre usagers, d'autre part. Les ouvrages peuvent alors prendre la forme d’une retenue d’eau permettant la répartition entre la rivière et le canal (canal du Mas Rondole, canal d’Err ou encore canal supérieur d’Osséja) mais peut être plus modeste, sous la forme d’un regard à vannes pouvant servir de décharge (canal d’Espluga de Llo, canal du Pont de Cabre). Un déversoir dimensionné peut également servir à limiter le débit entrant dans le canal et à restituer le surplus dans la rivière. Ces constructions doivent alors être suivies d’un orifice ou d’une section calibrée pour une gestion hydraulique autonome du débit entrant (canal du Mas Rondole, canal d’Angoustrine-Llívia). Les ouvrages de répartition ont une importance capitale dans le partage de l’eau transfrontalier, qu'il soit dicté par les textes internationaux, comme le bassin de répartition du canal supérieur d’Osséja devant obligatoirement laisser restituer 220 litres/seconde dans la rivière de la Vanéra, ou par arrêté ministériel lors de l’édification de nouvelles prises d’eau.

La régulation entre les usagers se fait généralement par des ouvrages maçonnés construits sur la conduite et équipés de vannes manuelles, le plus souvent en acier galvanisé. Cette répartition se fait à partir du canal primaire, plus rarement à partir de canaux secondaires pour les réseaux les plus importants (canal de Puigcerdà). La répartition entre usagers est régulée par des ouvrages construits, en quantité, mais également dans le temps grâce au tour d’eau, la tanda, basé sur un règlement d’eau propre à chaque canal. Le respect de la tanda a donné lieu à beaucoup d’extrapolations folkloriques mettant en scène les fameuses "guerres de l’eau" dans le Midi de la France et popularisées par les romans de Jean GIONO ou Pierre MAGNAN. Le tour d’eau est généralement inscrit dans un règlement d’eau, validé par les utilisateurs. Cette composante a donné lieu à de nombreux travaux sur la "gestion sociale de l’eau", discipline créée au milieu des années 1990 et favorisant la recherche de schémas sociaux autour de la gestion des canaux d’arrosage, notamment dans les pays du sud de la Méditerranée, mais aussi en Cerdagne, sur la vallée de l’Angoustrine.

Les canaux secondaires – Ils sont issus de dérivations opérées à partir du canal principal, à l’aide d’ouvrages de répartition vu plus haut, permettant une répartition proportionnelle, peu importe le débit entrant. Le réseau secondaire peut alors se diviser en réseau tertiaire puis quaternaire, selon l’importance de la surface irriguée. Les réseaux secondaires, le plus souvent appelés rigoles, sont à la charge des propriétaires de la parcelle traversée. Ils permettent l’irrigation à la parcelle.

Les ouvrages d’art – Les ouvrages d’art désignent des ouvrages de franchissement d’obstacles et de protection. Ces constructions étant réalisées pour franchir des obstacles, tout en protégeant le canal, il est normal que le paysage hydraulique cerdan en présente une palette très diversifiée, même si des éléments constitutifs peuvent revenir fréquemment. L’élément le plus fréquent est le pont-canal afin de franchir une rivière, un torrent ou, plus modestement, un thalweg. En grande majorité, une section de cuvelage en acier galvanisé permet de rigidifier le point faible que représente la traversée. Le cuvelage peut être solidifié à sa base par des barres d’acier, type IPN. Dans les canaux les plus importants, ceux dont les francs-bords permettent d’arpenter le fil de l’eau, des passerelles sont mises en place, toujours en acier galvanisé. L’extérieur peut être bétonné comme c’est le cas au niveau de l’imposant col Rigat au-dessus duquel coulent deux canaux d’envergure, le canal du Mas Rondole et le Caillastrí. Lorsque la traversée du thalweg ou de la vallée n’est pas possible en ligne droite, des siphons ont été aménagés. L’exemple le plus frappant est le siphon du canal d’Estavar-Bajande, dans la vallée de l’Angoust, et qui amène l’eau depuis le répartiteur des Querrots jusqu’aux Vinyals, avant d’arroser tout le village d’Estavar. Ce siphon, construit dès l’origine du canal, dans le premier tiers du XXème siècle, est réalisé en buses béton et présente une chute de 140 mètres sur une pente moyenne de 50%. Le canal d’Estavar-Bajande compte également deux autres siphons, plus modestes, mais sans lesquels l’arrosage les terres de Bajande et de l’Arça serait impossible.  

Schéma-type d'un canal d'arrosage de Cerdagne
Schéma-type d'un canal d'arrosage de Cerdagne


Une diversité de matériaux de construction

Les matériaux utilisés pour la construction des canaux d’arrosage sont assez divers. Ils évoquent un savoir-faire, parfois local, parfois plus généralisé, ainsi que des approches de travail liées à la vision globale du canal, liée très étroitement à la topographie et à la qualité du substrat. Les matériaux pouvant se retrouver dans les canaux d’arrosage cerdans sont les suivants, sans ordre d’importance : 

Fossé en terre – Creusé à même le sol, le canal conduit l’eau à travers une parcelle agricole, un vallon, ou suivant une courbe de niveau. Il n’y a pas de consolidation de l’ouvrage par un apport autre de la terre de déblai sortie lors du creusement du canal. On retrouve les canaux en terre en grande majorité dans les parties basses de la plaine cerdane et dans les réseaux secondaires (voire tertiaires) pour l’irrigation directe de la parcelle. Sur les zones d’altitude, on retrouvera cette technique lorsque la pente est faible (peu d’érosion liée à la vitesse de l’eau) et lorsque le canal suit un thalweg naturel. Il prend alors l’allure d’un véritable ruisseau. Le fossé en terre présente une forte infiltration de l’eau dans le sous-sol, permettant ainsi la recharge de celui-ci, et le maintien d’un paysage typique lié à la présence de canaux (présence de mouillères et bocages). Des pertes d’eau importantes peuvent être associées au fossé en terre selon le type de sol et, surtout, l’entretien de celui-ci, et rendre difficile l’arrivée d’une eau suffisante jusqu’à l’aval du système d’arrosage. Dans les sections planes et faciles d’accès, le creusement du canal à même le substrat reste la solution la plus simple, permettant une surveillance et un entretien aisé. En revanche, la pente est à contrôler afin de ne pas entraîner une érosion trop forte du fond et des berges du canal. Par exemple, 

Pierre – On fera ici la distinction entre plusieurs types de maçonneries réalisées à partir de la pierre : la maçonnerie à pierre sèche, sans liant, et réalisé principalement avec des matériaux d’épierrage ; la maçonnerie à joints vifs, désignant l’utilisation de pierres de taille provenant de carrières, sans liant ; la maçonnerie avec liant, pouvant faire rentrer en jeu des pierres sèche ou de taille liées entre elles par un mortier pour en assurer l'étanchéification. 

L’utilisation du granit taillé a connu un âge d’or en Cerdagne à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, époque où beaucoup de canaux d’altitude se sont construits. On retrouve les blocs taillés dans des plots servant à l’insertion de vannes manuelles, fait à partir de "granit dur", identique à celui utilisé pour les porterelles délimitant les parcelles agricoles, dans les ouvrages d’art et de répartition. Le granit provient des communes de Dorres et Angoustrine-Villeneuve-les-Escaldes. La présence de blocs taillés dans des vallées non granitiques atteste du travail de déplacement des blocs et de l’effort ayant dû être fourni pour les amener sur site, parfois très difficiles d’accès. Les blocs de granit ont également pu être utilisés pour la réalisation du linéaire du canal, comme on peut le voir sur les deux versants de la vallée d’Angoustrine, au canal de la Serre et l’ancien canal des Devèses.

Les constructions en pierre sèche ne sont pas les plus fréquentes pour les canaux cerdans. On en retrouve cependant quelques traces dans la vallée du Carol, à Porté-Puymorens, où des tunnels-aqueduc sont encore visibles, ainsi que des déversoirs. La pierre sèche peut également avoir été utilisée pour la construction des murs de soutènement des canaux, mais pas, ou très peu, pour le canal en lui-même.

Maçonnerie au ciment – Les maçonneries au ciment sont présentes autant dans le cuvelage du linéaire du canal que dans les ouvrages ponctuels. Dans le linéaire, elles peuvent prendre la forme d’un "L", en venant s’adosser, pour l’autre joue, sur un mur en pierres sèches ou sur un talus à forte pente. Dans les ouvrages ponctuels, on les retrouve principalement dans les regards d’arrosage ou de répartition. Sur certains ouvrages d’art, du ciment a parfois pu être appliqué dans le but de venir consolider les pierres de taille d’origine, ou comme "pansement" pour réparer des dégâts occasionnés par des crues.

Acier galvanisé – L’acier galvanisé occupe une place de choix dans les canaux cerdans, et constitue une particularité locale à ne pas négliger. La mise en place de tôles d’acier galvanisé pliées en trapèze s’est répandue dans les années 1980-1990, avec la réfection des canaux d’arrosage sous maîtrise d'œuvre de la Direction départementale des territoires et de la mer. Cette technique a été adoptée de par la possibilité de plier les tôles d’acier localement (par les Établissements Arnaud, à Ur) et de pouvoir apporter une solution aux problèmes d’infiltration dans les canaux en terre et à leur dégradation. Les sections cuvelées en acier ont permis de pérenniser des passages parfois abrupts dans les hauts de vallée (gorges du Sègre, d’Err) avec un minimum d’entretien. Certaines pièces installées dans les années 1980-1990 sont encore en bon état, pour peu qu’elles ne présentent pas de fuites et n’aient pas été corrodées dans la partie du radier. L’acier galvanisé est encore utilisé pour certaines sections de canaux, selon la topographie des lieux et le bénéfice de solidité que celui-ci peut apporter.

Busage – Le busage des canaux d’arrosage est un facteur assez récent, même si la pose de buses béton est pratiquée depuis des décennies, notamment pour les sections de canaux à traverser (entrée de parcelle, traverses de chemins etc.), mais aussi les demi-buses béton, peu à peu délaissées de par leur forte proportion à laisser passer les racines d’arbres environnants et à se détériorer. Le busage en matière plastique est, depuis quelques années, très utilisé pour plusieurs raisons : i) la rentabilité du matériau polyéthylène haute densité (PEHD) permettant de réaliser des linéaires de cuvelage importants et à moindre coût ; ii) la facilité d’entretien, importante au vu de la diminution de la main d’œuvre pouvant s’occuper de l’entretien des linéaires de canaux ; iii) la politique européenne visant aux économies d’eau, et y accordant des subventions conséquentes, le busage intégral restant une solution très efficace à la réduction de fuites sur un réseau d’arrosage.


Synthèse

Les canaux d’arrosage de Cerdagne ont connu deux grandes périodes de construction, la première se situant dans la continuité de la Marca Hispanica au haut Moyen Âge et jusqu’au XVe siècle, avec un usage mixte entre l’industrie et l’agriculture, les rivières pérennes étant davantage réservées aux moulins et les torrents de montagne à l’arrosage des cultures vivrières au sein des communautés locales ; la deuxième du XIXe siècle à la Première Guerre mondiale, profitant de la volonté "progressiste" de l’époque et qui a donné lieu à des ouvrages plus hauts en altitude et arrosant des surfaces plus importantes pouvant dépasser les 100 hectares. Cette deuxième vague a été doublée par la création de nombreuses ASA et ASL, certaines étant encore en activité de nos jours. 

La topographie changeante que l’on peut retrouver en Cerdagne, entre vallées encaissées et plaine ouverte, donne une grande diversité d’ouvrages, et l’étalement des travaux de réfection sur plusieurs décennies offre un panaché intéressant de matériaux utilisés. La nécessité de franchir les changements de topographie ont conduit à l’édification d’ouvrages d’art pouvant être d’une grande qualité architectonique, tout comme l’obligation de respecter des règles internationales liées à la séparation de la Cerdagne entre les couronnes de France et d’Espagne en 1659 a mené à la construction d’ouvrages de répartition des eaux.  

Malgré cette diversité, il est néanmoins possible de faire ressortir un prototype du canal d’arrosage cerdan articulé de la façon suivante : la prise d’eau (peixera) permettant la dérivation de l’eau depuis la rivière ou le torrent et la mise hors d’eau du canal en période de chômage ; le canal primaire (rec major) amenant l’eau jusqu’aux captages des canaux secondaires ; les canaux secondaires conduisant l’eau jusqu’aux parcelles arrosables.

L’usage de l’eau est régi par un tour d’eau (tanda) élaboré entre les différents usagers concernés.

Élaboré comme un point de départ et non comme une liste exhaustive de l’existant, ce travail d’introduction se doit d’être l’entrée en matière d’études plus poussées sur les canaux d’arrosage du territoire cerdan focalisant sur la spécificité de chacun afin de dresser un panorama global plus fourni, sur leurs impacts paysagers, environnementaux et économiques souvent abordés mais peu développés, et ne pas réduire la richesse du patrimoine hydraulique local à un schéma hydraulique général. Il est à cette occasion nécessaire de se rappeler des mots de Miquel BARCELÓ, pionnier de l’archéologie hydraulique en Andalousie et aux îles Baléares, selon lesquels "chaque système irrigué est unique" et que "l’étude d’un seul système irrigué ne nous apprend pas d’informations sur les autres, au-delà de sa technologie de construction" afin de pousser plus avant l’étude des canaux d’arrosage du territoire pour une connaissance accrue des diverses forces en jeu au fil du temps, qu’elles soient politiques ou techniques. .

 

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ResSources
Les lecteurs trouveront la bibliographie complète de cette Introduction à l'étude des canaux d'arrosage de la Cerdagne française dans le tiré à part de la revue SOURCES aimablement transmis par l'éditeur L'Âne Rouge.

L’Âne Rouge, créé en l’an 2000, avait pour but essentiel la publication d’articles portant sur des thèmes ethnologiques divers et variés. C’est ainsi que la maison d'édition a présenté multiples histoires : histoires de femmes, histoires de retours, de métiers et bien sûr, parmi elles des histoires d'eau. Publié dans un format inhabituel, avec une mise en page très originale, ses dix premiers numéros ont eu un certain succès avant de céder la place à une nouvelle revue scientifique et culturelle : SOURCES, Les Cahiers de l’Âne Rouge, revue d’archéologie, histoire, ethnologie et sciences naturelles de Cerdagne. À ce jour, huit numéros sont parus.
Directeurs de publication – Pierre CAMPMAJO, Denis CRABOL
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Ci-dessous, la submersion d’une prairie de fauche par une rigole du canal de Puigcerdà

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