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La Méditerranée, vers des hivers plus secs

Mots clés : sècheresses hivernales, très longues périodes sans pluie, fréquence, durée, modèles climatiques, impacts, analyse régionale, enjeux environnementaux, sociaux, économiques, politiques
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LA MÉDITERRANÉE, VERS DES HIVERS PLUS SECS
Comprendre les longues périodes sans pluie sous l’effet du changement climatique

 Philippe DROBINSKI
directeur de recherche au CNRS et professeur à l'École polytechnique

version adaptée de l'article :
Raymond F., Ullmann A., Tramblay Y., Drobinski P., Camberlin P., 2019:
Evolution of Mediterranean extreme dry spells during the wet season under climate change
Regional Environmental Change, 19, 2339-2351

ouverture : Annual precipitations in the Mediteranean Area, UNEP/MAP, 2003
H2o – juillet 2022

 

La région méditerranéenne est au cœur de nombreux enjeux climatiques. Depuis plusieurs décennies, les scientifiques s’accordent à dire qu’elle constitue un "hot spot" du changement climatique, autrement dit une zone où les effets du réchauffement sont plus rapides et plus intenses qu’ailleurs. En hiver, cette région, caractérisée par sa grande variabilité climatique, dépend fortement des précipitations pour alimenter ses nappes phréatiques, réapprovisionner les réservoirs, maintenir la biodiversité et permettre une agriculture hivernale et printanière productive. Le moindre dérèglement de ce cycle peut entraîner des répercussions considérables sur les écosystèmes, les économies locales et les sociétés humaines.

Dans ce contexte, les très longues périodes sans pluie, ou TLP, constituent une menace grandissante. Ces séquences climatiques, durant lesquelles il ne tombe pas une goutte de pluie sur de vastes zones pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois, sont particulièrement préoccupantes lorsqu’elles surviennent en hiver, une saison théoriquement pluvieuse. Les conséquences peuvent être dramatiques : assèchement des sols, déclin des cultures, pénurie d’eau, multiplication des incendies et perte de biodiversité.

C’est pour mieux comprendre ce phénomène que des chercheurs français ont entrepris une étude approfondie sur l’évolution future de ces TLP dans l’ensemble du bassin méditerranéen. Leur objectif est clair : évaluer, d’après les modèles climatiques les plus performants, comment ces sécheresses hivernales extrêmes vont évoluer d’ici la fin du XXIe siècle.


Objectifs et portée de l’étude

L’étude s’appuie sur des simulations issues des initiatives Med-CORDEX et EURO-CORDEX, qui regroupent des modèles régionaux du climat spécialement conçus pour l’Europe et la Méditerranée. Ces modèles fonctionnent à une résolution fine de 10 à 50 km et permettent d’observer les variations climatiques avec une grande précision. Deux périodes sont comparées : une période de référence historique (1971-2005) et une projection future (2066-2100) selon deux scénarios climatiques : RCP 4.5 (scénario modéré) et RCP 8.5 (scénario pessimiste).

Les chercheurs se concentrent exclusivement sur la saison humide, qui s’étend de septembre à avril. Durant cette période cruciale, la moindre absence de pluie prolongée peut provoquer des conséquences en cascade. Leurs analyses portent sur la durée des TLP, leur fréquence, leur extension géographique et leur répartition dans le temps et l’espace.


Résultats : fréquence, durée et extension des TLP

Les résultats issus des huit modèles climatiques analysés montrent une tendance nette à l’augmentation de la fréquence des TLP. En moyenne, chaque modèle prévoit une hausse du nombre de ces événements d’ici la fin du siècle, notamment dans le scénario RCP 8.5. Selon les projections, certaines régions pourraient connaître jusqu’à 31 épisodes supplémentaires durant la saison humide par rapport à la période de référence, ce qui représente une augmentation de près de 84 % dans les cas les plus extrêmes. Même dans le scénario RCP 4.5, pourtant plus modéré, la croissance reste significative avec une moyenne de 3 à 26 épisodes supplémentaires selon les modèles.

En parallèle, la durée de ces épisodes secs augmente elle aussi, de manière marquée. Dans plusieurs simulations, les TLP s’allongent de plus de vingt jours en moyenne. Pour certains modèles, des épisodes extrêmes s’étendent sur la quasi-totalité de la saison humide, soit plus de 240 jours consécutifs sans précipitations significatives dans certaines zones. Ces événements dits "complexes" ne touchent pas toujours la même région simultanément, mais se déplacent progressivement à travers le bassin, provoquant une sécheresse prolongée à l’échelle régionale.

L’extension spatiale des TLP est également concernée par cette tendance à la hausse. Les zones affectées par un même épisode deviennent plus vastes, gagnant parfois plus de 100 000 km2 par rapport aux événements du passé. Le sud de l’Espagne, le Maghreb, la Turquie et le Levant figurent parmi les régions les plus concernées par cette extension. Cette propagation géographique renforce la difficulté d’anticipation et de gestion de ces épisodes, car les mêmes ressources hydriques peuvent être sollicitées par plusieurs pays simultanément.

Pour illustrer ces tendances, la Figure 1 présente l’évolution du nombre moyen de TLP selon quatre modèles climatiques. On y observe une augmentation constante d’un scénario à l’autre, confirmant la gravité du signal climatique simulé.

Nombre moyen de TLP par modèle climatique et scénario
Figure 1 – Évolution du nombre moyen de très longues périodes sèches (TLP) par modèle climatique et scénario
Cette figure illustre la hausse du nombre d’épisodes entre la période historique (1971-2005) et les projections futures (2066-2100) selon les scénarios RCP 4.5 et RCP 8.5. Les barres montrent que tous les modèles s’accordent sur une augmentation notable du nombre de TLP, avec un pic particulièrement marqué dans le scénario RCP 8.5.

 

La Figure 2 montre quant à elle une carte des changements simulés en termes de jours de TLP par saison sur l’ensemble du bassin méditerranéen selon le scénario RCP 8.5. Les zones en rouge foncé signalent une augmentation de plus de 40 jours de sécheresse par saison humide, ce qui constitue un bouleversement majeur du cycle hydrologique hivernal.

Changements simulés en nombre de jours de TLP par saison sous le scénario RCP 8.5
Figure 2 – Carte simplifiée des changements simulés en nombre de jours de TLP par saison dans le bassin méditerranéen sous le scénario RCP 8.5
Les couleurs les plus foncées indiquent une augmentation supérieure à 40 jours par saison, notamment dans le Maghreb occidental, le sud de l’Espagne et le Levant. Cette visualisation permet de saisir d’un coup d’œil l’ampleur régionale du phénomène et ses zones les plus critiques.

 

Ces résultats confirment que la Méditerranée, déjà exposée aux risques de stress hydrique, devrait voir ces menaces s’amplifier fortement au cours des décennies à venir. Il devient donc essentiel d’approfondir l’analyse régionale et d’envisager les impacts socio-économiques potentiels de ces évolutions.


Analyse régionale détaillée

Les projections climatiques ne sont pas homogènes sur l’ensemble du bassin méditerranéen. Certaines régions sont plus exposées que d’autres à l’intensification des très longues périodes sèches. L’analyse régionale met en évidence une distinction claire entre les zones occidentales, centrales et orientales du bassin.

Dans la péninsule Ibérique, les résultats sont particulièrement préoccupants. Tous les modèles s’accordent à y prédire une forte hausse du nombre de TLP, combinée à un allongement de leur durée. Dans le scénario RCP 8.5, certains modèles projettent jusqu’à un doublement du nombre d’événements par saison humide. De même, la durée des épisodes pourrait augmenter de plusieurs semaines en moyenne. Ce phénomène s’explique par une baisse marquée de la fréquence des jours de pluie durant l’hiver, un déplacement des régimes de précipitation et une augmentation de l’évapotranspiration sous l’effet de températures plus élevées.

Les régions du Maghreb (Maroc, Algérie, Tunisie) sont également confrontées à une aggravation des TLP, en particulier dans leurs zones côtières et montagneuses, pourtant essentielles pour l’alimentation en eau des grandes villes et des systèmes agricoles. Les sécheresses hivernales pourraient menacer l’agriculture pluviale, très répandue dans cette zone, ainsi que les cultures céréalières fortement dépendantes des précipitations saisonnières.

Le Levant et le sud de la Turquie affichent également une vulnérabilité croissante. Les modèles prévoient une extension notable des TLP dans ces régions, accompagnée d’un retard dans le début de la saison des pluies. Cela peut perturber le calendrier agricole et aggraver la pression sur les ressources hydriques déjà réduites. La Jordanie, Israël, le Liban et la Syrie sont autant de pays où les conflits d’usage de l’eau risquent de s’intensifier dans un contexte de rareté accrue.

En revanche, dans les Balkans, les résultats sont plus contrastés. Si la fréquence des TLP est également en hausse, leur durée n’évolue pas de manière significative. Cela suggère que ces régions pourraient voir se multiplier les périodes sans pluie, sans que celles-ci soient systématiquement prolongées. Cependant, cette évolution n’en est pas moins préoccupante car elle peut entraîner une désorganisation du cycle hydrologique et une baisse de la recharge des nappes.

Enfin, certaines zones comme la France méditerranéenne ou l’Italie du Sud présentent des signaux d’augmentation du nombre de TLP, mais sans allongement notable de leur durée. Ces dynamiques régionales différenciées appellent à des stratégies d’adaptation sur mesure, tenant compte des spécificités locales, tant sur le plan climatique qu’agronomique et socio-économique.


Impacts socio-économiques

Les conséquences des très longues périodes sèches vont bien au-delà des seules perturbations météorologiques. Elles affectent directement l’ensemble des systèmes socio-économiques, en particulier dans des régions où l’agriculture pluviale, la dépendance aux ressources en eau locales et la vulnérabilité des écosystèmes sont structurellement élevées.

L’agriculture méditerranéenne, historiquement adaptée à un climat saisonnier, repose largement sur les précipitations hivernales pour préparer la saison de croissance. En Espagne, au Maroc ou en Tunisie, les cultures de blé, d’orge ou d’olives nécessitent une humidité suffisante en sol dès la fin de l’hiver. La répétition des TLP compromet cette recharge hydrique essentielle, entraînant des baisses significatives de rendements agricoles. Dans certains scénarios modélisés, la baisse des précipitations et l’allongement des sécheresses pourraient faire chuter la productivité agricole de 20 à 40 % selon les cultures et les zones, menaçant la sécurité alimentaire régionale.

Outre l’agriculture, la gestion des ressources en eau est également mise à rude épreuve. Les réservoirs, barrages et nappes souterraines, qui dépendent du ruissellement hivernal, risquent de ne plus se reconstituer suffisamment. Cela engendre des tensions sur l’approvisionnement domestique, mais aussi sur les usages industriels et touristiques, particulièrement en été lorsque la demande est à son comble. De nombreux territoires pourraient faire face à des pénuries saisonnières, voire à des conflits d’usage de l’eau entre secteurs économiques et entre pays riverains.

Les conséquences écologiques sont elles aussi majeures. Les zones humides, les forêts méditerranéennes et les écosystèmes littoraux souffrent directement de la baisse d’humidité et des incendies induits par les périodes prolongées de sécheresse. Ces milieux fragiles, déjà affectés par la fragmentation et les pressions humaines, voient leur biodiversité décliner. Les épisodes de mortalité massive de certaines espèces végétales, l’assèchement d’oueds ou de marais, et la prolifération d’espèces envahissantes adaptées à la sécheresse sont autant de signes d’un déséquilibre écologique profond.

Les impacts socio-économiques incluent aussi des dimensions sanitaires et sociales. Les périodes sèches sont souvent associées à une hausse des polluants atmosphériques, à des vagues de chaleur plus intenses et à une détérioration de la qualité de l’eau potable. Ces effets peuvent exacerber les inégalités sociales et territoriales, notamment dans les quartiers ou villages qui ne disposent pas d’infrastructures d’eau sécurisées ou de moyens de protection thermique. Enfin, les secteurs économiques sensibles au climat, comme le tourisme, pourraient également pâtir d’un paysage plus aride et de restrictions d’eau de plus en plus fréquentes.

En somme, les très longues périodes sèches à venir dans le bassin méditerranéen ne sont pas de simples anomalies climatiques, mais bien des menaces systémiques appelant à une transformation profonde des modes de gestion de l’eau, des pratiques agricoles, de la gouvernance environnementale et des politiques de résilience locale. Il devient urgent de penser des stratégies intégrées pour anticiper et amortir ces chocs hydrologiques à répétition, dans une logique d’adaptation et de justice climatique.


Perspectives d’adaptation et recommandations

Face à la multiplication des très longues périodes sèches, l’adaptation devient une nécessité autant qu’un défi. Les modèles climatiques montrent que même dans les scénarios les plus optimistes, une aggravation est inévitable. Dès lors, la résilience des sociétés méditerranéennes devra passer par des transformations profondes, à la fois structurelles, techniques et institutionnelles.

Parmi les priorités figurent l’optimisation de la gestion de l’eau. Cela inclut la modernisation des réseaux d’irrigation pour limiter les pertes, la diversification des sources d’approvisionnement en eau (comme la réutilisation des eaux usées traitées ou le dessalement dans les zones côtières), et la mise en œuvre de politiques de tarification incitative pour encourager les usages économes.

L’agriculture, en particulier, devra s’adapter en accélérant la transition vers des pratiques agroécologiques plus sobres en eau. Cela suppose de réorienter les cultures vers des espèces plus résistantes à la sécheresse, de favoriser l’agroforesterie, de développer des techniques de conservation des sols et d’encourager la recherche agronomique sur les variétés locales adaptées au stress hydrique. Les politiques publiques devront accompagner ce mouvement en restructurant les aides agricoles et en renforçant la formation des agriculteurs.

Sur le plan institutionnel, il est nécessaire d’améliorer la coordination entre les différents niveaux de gouvernance de l’eau, du local à l’international. Les bassins versants partagés doivent faire l’objet d’accords solides sur le partage des ressources en période de pénurie. Par ailleurs, les plans d’urbanisme devront intégrer systématiquement les projections climatiques pour anticiper les contraintes en eau et renforcer la résilience des infrastructures.

Enfin, une approche inclusive est indispensable pour que l’adaptation soit équitable. Les populations les plus vulnérables, notamment rurales et périurbaines, doivent être prioritairement soutenues dans les plans d’action. Cela passe par la garantie d’un accès équitable à l’eau potable, la protection contre les risques sanitaires associés à la sécheresse, et l’implication des citoyens dans les politiques de gestion durable.


Conclusion

En résumé, les très longues périodes sèches prévues par les modèles ne doivent pas seulement alerter sur un risque climatique, mais mobiliser toutes les ressources de la société pour anticiper leurs effets. L’enjeu est à la fois environnemental, social, économique et politique. Il concerne l’avenir même de la Méditerranée en tant que territoire habitable, fertile et vivable.

À l’issue de cette étude, une réalité s’impose : le climat méditerranéen, déjà marqué par de fortes irrégularités, est en voie de devenir encore plus extrême en hiver. Les très longues périodes sans pluie vont devenir plus fréquentes, plus longues et plus étendues. Ces épisodes climatiques, dont la durée pourrait dépasser les 200 jours dans certains cas extrêmes, bouleverseront les équilibres hydrologiques, écologiques et socio-économiques de la région.

Les modèles climatiques utilisés dans l’étude, bien que présentant certaines divergences dans l’intensité des projections, convergent tous vers un constat d’aggravation. Les scénarios RCP 4.5 et RCP 8.5 montrent une tendance générale à l’assèchement hivernal, avec une intensité particulièrement marquée dans le scénario le plus pessimiste. 

Ce constat appelle une réponse urgente. Il est désormais impératif d’anticiper ces changements, d’adapter nos systèmes agricoles, nos réseaux d’eau, nos politiques urbaines, et surtout, de renforcer la coopération entre les pays riverains. Le bassin méditerranéen, berceau de civilisations anciennes et carrefour stratégique, doit aujourd’hui devenir un laboratoire de la résilience climatique.

En conclusion, les très longues périodes sèches ne sont pas une simple variation saisonnière. Elles incarnent une nouvelle normalité climatique qui exigera des réponses nouvelles, intégrées et solidaires. La science a éclairé le chemin : c’est maintenant aux décideurs, aux citoyens et aux territoires d’agir. ▄