Magazine H2o | Le rôle central du changement de couverture des sols | Enjeux-Alternatives

Dessin de tracé de fleuve

Accueil > Urgences > Enjeux > Le rôle central du changement de couverture des sols
logo lien vers www.lemeeb.net


Sols et climat
Le rôle central du changement de couverture des sols

Mots clés : sols et évènements climatiques violents, "ce que la pluie en Espagne dit de notre futur"
Convertir en PDF Version imprimable Suggérer par mail

2202506_solsetclimat_itl.jpg

SÉCHERESSES ET ÉVÈNEMENTS CLIMATIQUES VIOLENTS
Le rôle central du changement de couverture des sols
et une nouvelle approche des solutions à la crise climatique

Daniel HOFNUNG
co-président de la Coordination Eau Île-de-France
ancien président d’Attac Val-de-Marne

photo : Pyrénées catalanes, Martine LB
H2o – juin 2025

 

Nous avons tous encore en mémoire la tempête survenue dans la soirée du 29 et la matinée du 30 octobre 2024 dans la région de Valence (Espagne), avec jusqu’à  491 mm d’eau tombés en 8 heures, ce qui est proche de ce qui tombe en un an, et causant près de 240 victimes. Le phénomène s’est renouvelé, mais de façon moins grave, le 3 mars 2025 avec 180 mm d’eau. Diverses explications ont été mises en avant : réchauffement climatique, élévation de la température de la mer et aussi la "goutte froide", une masse d’air froid en haute altitude rencontrant de l’air plus tiède de la mer.

Un météorologue espagnol, Millán Millán, décédé début 2024, avait travaillé des dizaines d’années pour la Commission européenne et pour le Centre méditerranéen d’études environnementales (CEAM), dont il avait été directeur. Il avait cherché à comprendre ce phénomène, déjà survenu de son vivant même si à un niveau plus faible. Il avait alors analysé vingt années de relevés météorologiques, les avait mis en regard d’autres facteurs. La déforestation était apparue parmi les causes ainsi que l’assèchement des marais côtiers, l’urbanisation et l’artificialisation des sols (asphalte des routes, béton des constructions). Son étude portait sur la disparition des orages d’été les après-midi. Autrefois la brise de mer des matins, chargée de l’humidité de la mer, soufflait sur les côtes et se rechargeait à nouveau de l'humidité issue des forêts, des marais et de la végétation en général. Les montagnes de l'arrière-pays conduisaient l’air chargé de vapeur d’eau à plus haute altitude, où il se refroidissait et formait des nuages, contribuant à des orages d'après-midi et ainsi à la croissance de la végétation et à la recharge des nappes phréatiques.

Avec le changement de couverture du sol et son artificialisation, ce processus s’est bloqué : la brise de mer est stoppée par des colonnes d’air chaud causées par l’effet du rayonnement solaire sur des sols artificialisés et imperméables. La vapeur d’eau issue de la mer est alors renvoyée en altitude où elle se stocke, tout en se chargeant des polluants émis les activités côtières, ce qui renforce l’effet de serre. La mer elle-même s’est réchauffée de 4 °C au cours des dernières années, ce qui fait que cette vapeur, faute de débouchés, s’accumule en altitude. De là, les vents peuvent l’emporter en Europe centrale pour y causer de violentes précipitations telles qu’illustrées par les crues du Danube de 2010. Mais ces précipitations peuvent aussi survenir localement, causant des inondations et de gros dégâts, comme cela s’est produit dans la région de Valence. L’envers de cette situation est la baisse des pluies régulières qui favorisaient l’agriculture et la baisse de l’évapotranspiration, ce qui conduit à l’aridification des sols, favorise les incendies de forêts, qui eux-mêmes aggravent la situation et produisent des quantités de gaz à effet de serre, avec une baisse supplémentaire de l’évapotranspiration des arbres. À plus long terme, une désertification progressive s’installe.

L’écrivaine américaine Judith D. Schwartz, qui avait interviewé longuement Millán Millán, a consacré dans son dernier livre un chapitre à "ce que la pluie en Espagne dit de notre futur". En effet, ce phénomène nous concerne tous, un peu partout dans le monde, sur la Côte d’Azur française comme sur la côte californienne, avec d’un côté de violentes tempêtes, de l’autre des vagues de chaleur et des incendies de forêt à répétition. [Judith D. Schwartz, The Reindeer Chronicles. And Other Inspiring Stories of Working with Nature to Heal the Earth, Cheslsea Green Publishing, Vermont, 2020]

On comprend avec cette explication des tempêtes sur le littoral méditerranéen espagnol que le réchauffement climatique n’est pas la cause, il n’est que le facteur aggravant.

Quelles solutions propose Millán Millán ? S’agissant essentiellement d’un phénomène local, dû à la modification de la couverture du sol, il est réversible avec des réponses locales. Comment ? Selon lui, il faut d’abord replanter des forêts là où elles ont été coupées, et également créer des zones de forêt sur les bassins versants des rivières. Il faut ensuite rendre des sols imperméables perméables, ce qui concerne surtout les villes ; et, toujours en ville, peindre les bâtiments en blanc, ce qui permet de refléter le rayonnement solaire. Nous pourrions ajouter aux préconisations de Millán Millán, celle d’augmenter la capacité d’absorption des surfaces cultivées de manière conventionnelle, car le taux de matière organique y étant faible des croûtes de battance s’y créent empêchant l’eau de s’infiltrer.

Millán Millán a conduit son travail sur les causes locales du changement climatique des décennies durant. En 1969 alors que Millán Millán, âgé de 28 ans, suivait des cours de biométéorologie, Ted Munn, professeur d’université et figure importante de l’Organisation météorologique mondiale (OMM), lui avait demandé de l’assister sur la vérification des références de son rapport. Munn était notamment l'auteur de référence d'un chapitre intitulé "Climatic Effects of Man-made Surface Change" (Effets climatiques des changements de surfaces provoqué par l'homme), dans l’ouvrage Inadvertent Climate Modification : Study of Man's Impact on Climate (Modification involontaire du climat : étude de l'impact de l'homme sur le climat), production conjointe du MIT et de l'Académie royale suédoise des sciences constituant la première évaluation scientifique d'envergure du changement climatique anthropique à l'ère du climat moderne. Les deux causes du changement climatique, globale avec les gaz à effet de serre, et locale avec les changements de couverture des sols, y étaient traitées. Le premier congrès de l’OMM, tenu en 1979, allait lui-même publier un rapport intitulé "Influences de l'homme sur le système climatique" et incluant un document coécrit par Ted Munn, lui-même intitulé "Human Activities that Affect Climate" et commençant ainsi : "L'humanité modifie l'environnement depuis plusieurs milliers d'années et certaines de ces modifications affectent le climat. Par exemple, chaque fois qu'une forêt est déboisée ou qu'une route est construite, les bilans thermiques et hydriques locaux sont modifiés." À cette époque, deux causes étaient avancées, comme les "deux jambes" du changement climatique : la jambe locale exerçant un effet rapide mais sur une zone limitée en superficie, et la jambe globale dont les effets issus des gaz à effet de serre sont très lents mais actifs à l’échelle mondiale.

Comment la cause locale a-t-elle disparu, puisqu’aujourd’hui la seule cause évoquée pour le changement climatique est l’augmentation du taux de gaz à effet de serre ? Une série d'ateliers et de conférences ont été organisés entre 1980 et 1988, à l’issue du premier congrès de l’OMM. Deux organisations de coopération internationale ont également été créées à cette époque, dont l'une est largement connue puisqu’il s’agit du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), reconnu à l’échelle internationale comme l’expert sur le climat. L'autre instance est le Programme international sur la géosphère et la biosphère (PIGB), pratiquement connu de personne. On doit pourtant à ce dernier le classement de l’approche terrestre, avec tous ses processus complexes et difficiles à modéliser. Ayant été doté d’un financement inférieur à 10 % de celui du GIEC, le programme a été largement ignoré par la presse spécialisée sur le climat et finalement clôturé en 2015, même si ses travaux ont été repris dans le cadre d’un partenariat international baptisé Future Earth. Les politiciens se méfiaient déjà d’une approche des causes locales du changement climatique pouvant remettre en cause des projets d’aménagements ; attribuer le changement climatique à une cause globale, lointaine, reste toujours plus confortable. Millán Millán avait bien tenté de défendre la cause locale à la conférence de Kyoto (COP-3, 1997). Devant le flot des critiques formulées par les modélisateurs du climat travaillant sur les émissions de GES et n’entrant évidemment dans aucun de leurs modèles, Millán Millán avait préféré abandonner, déclarant qu’il "avait mieux à faire avec ses 80 bouches à nourrir" [au CEAM].

L’existence de causes locales pour des phénomènes extrêmes eux-mêmes locaux remet en cause certaines des solutions actuelles au changement climatique. Ainsi, couper des forêts pour installer à leur place des capteurs solaires devient clairement une absurdité, car c’est un facteur potentiel d’évènements climatiques violents. Il en est de même de l’exploitation de la biomasse forestière pour faire des pellets de bois ou pour fabriquer du carburant pour les avions. Sinon tous, à tout le moins nombre de projets d’aménagement qui détruisent des milieux naturels, surtout au voisinage de la mer, pourraient être remis en cause. Si les arbres font figure de solution essentielle au changement climatique, il faut mettre en œuvre des mesures d’abord pour protéger ceux qui existent (stopper la déforestation à l’œuvre mondialement), ensuite pour en planter partout où cela est possible. Le programme "Trees ouside forest in India" est un exemple de ce qu’on peut faire, avec l’agroforesterie et aussi la plantation massive d’arbres le long des routes et rivières, et sur lesterrains en friche... La création de nouvelles forêts sur les bassins versants des rivières préconisée par Millán Millán revient ainsi dans l’actualité.

La restauration du cycle de l’eau est elle-même conjointe et essentielle, car sans eau pas de végétation. Le réapprovisionnement des nappes phréatiques (et non leur vidage à la faveur de mégabassines ou d’eaux embouteillées) doit être vu en tant que priorité, assortie si nécessaire d’une réglementation stricte sur les prélèvements. La transition vers une autre agriculture, préservant la matière organique dans les sols et leur capacité à stocker le l’eau est urgente : agroforesterie, agriculture biologique, agriculture de conservation sachant limiter les intrants chimiques… 

Ce qui est important ici, c’est que ces stratégies peuvent non seulement limiter mais INVERSER le changement climatique. C’est en tout cas ce que j’ai pu voir au Rajasthan (Inde), en mars 2024, avec l’ONG de Rajendra Singh, Tarun Bharat Sangh, qui œuvre depuis plus de quarante ans à reconstituer le niveau des nappes phréatiques : en stockant les eaux de mousson et en construisant des milliers de joads (réserves d’eau avec des barrages en terre). Dans les zones où Tarun Bharat Sangh est intervenue, 70 % des terres arides sont cultivées à nouveau, un million de paysans sont retournés à la terre, et plus de 15 rivières, devenues intermittentes et qui ne coulaient plus que pendant et après la mousson, coulent à nouveau toute l’année permettant l’irrigation des cultures. Les paysages semi-désertiques sont devenus des paysages verdoyants et avec l’évapotranspiration de la végétation nouvelle, la température moyenne a baissé de 2 °C.

Lors d’une conférence internationale organisée l’année précédente à Dharwad (Karnataka), Chandrashekhar Biradar, directeur national pour l’Inde de CIFOR-ICRAF, centre de recherche international sur l’agroforesterie et les forêts, avait indiqué qu’il était possible d’annuler le réchauffement climatique d’ici à 2100. Le chercheur a interprété un article sur la restauration de la biodiversité publié dans la revue Nature en se basant sur les résultats obtenus en Inde avec l’agroforesterie. En arrêtant la déforestation, en multipliant les arbres partout, en particulier dans les terres agricoles, en modifiant notre système alimentaire vers moins de viande et plus de protéines végétales, il serait possible de restaurer la biodiversité qui chute actuellement et même d’inverser le processus de réchauffement climatique pour retrouver en 2100 le niveau de l’époque préindustrielle.

De nombreux exemples de régénération du cycle de l’eau pour restaurer les milieux naturels dégradés, et même transformer des déserts existent : citons le projet Al Bayda en Arabie saoudite, région où le surpâturage, conséquence de la tentative du gouvernement saoudien de stabiliser les populations nomades, avait au cours des années conduit à la désertification. La faible pluviométrie (60 mm/an) ruisselait sur un sol dépourvu d’humus et partait à la mer Rouge. Des terrasses plates ont été créées sur les pentes pour retenir l’eau, puis des milliers d’arbres ont été plantés. Le démarrage a été difficile, avec des années sans aucune pluie. Les arbres survivent néanmoins et progressivement le désert se transforme en une savane sèche, premier pas vers un verdissement plus important est franchi. 

L’approche de la restauration du climat par la restauration du cycle de l’eau a été posée en 2008 par un groupe d’hydrologues slovaques autour de Michal Kravčík avec le biologiste tchèque Jan Pokorný. Après les grandes inondations du Danube en 2010, ils avaient coordonné un programme national de restauration des bassins versants en Slovaquie en 2010-2011, avec la réalisation de milliers de retenues, souvent réalisées avec des troncs d’arbres, pour ralentir les écoulements et faciliter la recharge des nappes phréatiques. J’ai entendu parler pour la première fois de leur action à l’occasion d’une intervention de Michal Kravčík devant l’assemblée du European Water Movement à Florence 10+10 (novembre 2012). Leur démarche était expliquée dans l’ouvrage Water for the Recovery of the Climate, A New Water Paradigm qui mettait en avant le rôle central de la restauration du cycle de l’eau pour la restauration du climat. L’ouvrage a été traduit récemment en français sous le titre Climat et petits cycles de l’eau. Les solutions du nouveau paradigme de l'eau (Les éditions Yves Michel), avec un chapitre supplémentaire écrit par Valérie Valette, réalisatrice de films, en particulier de la série "Les fleurs du futur" dans laquelle le personnage Dobra Voda (Bonne Eau) évoque l’expérience slovaque.

À travers la restauration du cycle de l’eau et le rôle central de l’arbre, c’est une tout autre vision du changement climatique et des solutions à y apporter qui émerge. Elle n’est pas contradictoire avec la lutte pour la baisse des émissions de gaz à effet de serre, elle est complémentaire et elle agit à un autre niveau, local. Les deux se complètent, car avec plus d’arbres et plus de végétation, plus de CO2 sera capturé et ne contribuera plus à l’effet de serre. Elle commence à être appliquée, comme on l’a vu plus haut. Si elle se répand, peut-être pourrons-nous échapper aux terribles prévisions de réchauffement climatique de 4 °C à la fin du siècle. ▄

 

ResSources
Blog de Daniel Hofnung – Attac.org
Dont les articles cités :
Comment la thèse des "deux jambes" sur les causes de l’évolution du climat a été éliminée. Retour sur des anciens documents de l’Organisation météorologique mondiale janvier 2024
À l’ouverture de la COP-16 sur la biodiversité, + 4 °C en 2100 : s’adapter ou faire un pas de côté ? octobre 2024
Pour un nouveau paradigme de l’eau, à propos de l’ouvrage de Michal Kravčík et al. "Water for the Recovery of the climate, A New Water Paradigm" août 2013

Par ailleurs :
Millan Millan and the Mystery of the Missing Mediterranean Storms, Rob Lewis – Resilence.org
Trees Outside Forests in India (TOFI) Program –  CIFOR-ICRAF
Film "Reviving Rivers, with Dr Rajendra Singh the Waterman of India" – bande-annonce