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Dessin de tracé de fleuve

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Libye
Cadeau du désert

Mots clés : eaux souterraines, Benghazi, Fezzan, fleuve artificiel, Libye, Syrte, rivière artificielle, transferts d'eau, Tripoli
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Dossier de
Martine LE BEC
  
February 2003
Index du dossier
1. Cadeau du désert, reportage sur la Grande Rivière Artificielle
2. Plan des infrastructures et cartes hydrogéologiques
3. Quand le désert était fleuri

Pays du grand vide, pays du souffle brûlant, désert mortel plein de serpents, région aride et stérile, la Libye a longtemps fait figure de déshéritée ; au moins jusqu’en 1959, date de la découverte du premier gros gisement de pétrole à Zaltan dans le golfe de Syrte. Ce sont aussi les travaux d’exploration pétrolière qui ont mis à jour le second cadeau du désert : l’eau. De l’eau en quantités colossales.

reportage de Martine LE BEC-CABON
photographies de Bill AKWA BETOTE


quotidien Libération – édition du 22-23 mars 2003
Source Nouvelle, IRC – avril 2003
H2o – mars 2003

 

 

C’est d’abord un camion qui surgit, monumental, bien plus gros que le monstrueux truck de Duel, de Steven Spielberg. Puis deux, puis trois… Et en définitive un convoi entier, enlevé par une petite équipe "d’éclaireurs" en 4x4. Cap à l’ouest comme dans les westerns. La piste qu’ils empruntent, spécialement aménagée à leur effet, permet toutes les audaces. En terrain plat, le convoi pousse sa vitesse jusqu’à 100 km/heure. Partis de Brega, dans le fond du golfe de Syrte, les camions portent chacun un pipe de 7,5 mètres de long sur 4 mètres de diamètre – de là aussi l’allure d’un chariot du Far West, avec seulement le poids en plus : 80 tonnes. Destination : Assdada, à plus de 450 kilomètres.

Avec 190 kilomètres d’adduction à réaliser, le tronçon Al Gardabiya-Assdada constitue la phase III du gigantesque programme lancé en 1983 par le colonel Muammar al-Kadhafi : le GMR – Great Man made River, en français la "grande rivière construite par l’Homme", la Grande Rivière Artificielle. Son objectif : utiliser les réserves d’eaux fossiles du Sahara pour alimenter la franche côtière du pays, plus propice à l’agriculture et où aussi se concentrent les trois-quarts de la population (6 millions d’habitants dont 1 million d’immigrés).

Des réserves énormes

Ces réserves d’eaux souterraines – laissées à la fin du néolithique saharien, 2 000 ans av. J.-C. – sont énormes ; la Grès de Nubie, partagée en l’Égypte, la Libye, le Soudan et le Tchad, s’étend sur 250 000 km2, la moitié de la superficie de la France, en atteignant à certains endroits une épaisseur de près de 3 km. Sur le seul territoire libyen, plus de 120 000 milliards de m3 de réserves ont ainsi été recensés entre quatre grands bassins : ceux de Sarir et de Kufra, à l’est du pays et ceux de Murzurq et de Hamadah, à l’ouest… De quoi faire rêver.

Le projet de la Grande Rivière Artificielle a été défini sur 25 ans, de 1985 à 2010, et devra à terme permettre le transfert de 6,5 millions de m3 d'eau par jour, soit 2 milliards par an, pour un investissement global de près de 30 milliards de dollars. Les deux premières phases du programme, confiées au chaebol sud-coréen Dong Ah, ont conduit à la réalisation de deux grands axes permettant de conduire l’eau vers le littoral, sur au total plus de 3 600 km. Au terme de la première phase (branche est, la cyrénaïque), l’eau arrivait pour la première fois, le 28 août 1991, à Benghazi. En 1997, Tripoli était à son tour desservie ; et ce sont depuis cette date 4,5 et quelques millions de m3 qui sont ainsi chaque jour transférés depuis le fin fond du désert vers le littoral. La troisième phase du projet, en cours de réalisation, va permettre le raccordement entre les deux branches, la cyrénaïque et la tripolitaine. D’ici 2010, de nouveaux captages seront encore mis en service plus au sud, dans la région de Kufra, mais aussi aux points extrêmes est et ouest du pays. Au-delà, l’architecture du réseau, dessinée en forme de Pi, laisse présager de futurs prolongements, à l’ouest, vers la Tunisie et à l’est, vers l’Égypte.

Ridicules suspicions et véritables inquiétudes

Un tel projet, initié par un pays que les États-Unis considère toujours comme un "État voyou" ne pouvait manquer de susciter certaines rumeurs. Ce réseau gigantesque de canalisations ne pourrait-il pas servir à acheminer des troupes ? Ces aires immenses de stockage ne pourraient-elles pas convenir pour l’entrepôt de matériels militaires, voire d’armements chimiques ? Les suspicions remises récemment au goût du jour par le New York Times, et reprises en France par VSD ("Libye, l’inquiétant canal de Kadhafi", VSD du 9-15 janvier 2003.), font sourire les experts de l’eau. Même si relayées par d’anciens collaborateurs à la Maison Blanche (dont Dan Cohen, ancien collaborateur de George Bush senior.), les rumeurs omettent de mentionner le fait que les premières études de faisabilité du projet GMR ont été confiées à une société anglo-américaine, Brown & Root Overseas Limited, filiale de Halliburton Co, que dirigera à partir de 1995 Dick Cheney, actuel vice-président américain. Ces mêmes experts s’inquiètent en revanche des répercussions environnementales d’un tel projet. Quels sont les risques de l’exploitation à une telle échelle de ressources non renouvelables ? Beaucoup estiment que les aquifères sahariens ne pourront soutenir une exploitation de plusieurs centaines d’années ; quelques décennies tout au plus et à un coût de plus en plus prohibitif.

Et certitudes libyennes

Sur place, les analyses sont beaucoup plus pragmatiques. "Nous avons méchamment besoin de cette eau" rappelle Omar Salem, directeur de l’Autorité générale des eaux. Seule une partie du Djebel Akhdar, au nord-ouest du pays, reçoit plus de 400 mm de précipitations par an ; ailleurs, si les précipitations sont encore notables (plus de 200 mm) en quelques points de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque, elles restent partout insuffisantes pour le développement d’une agriculture réellement productive. Alors aussi que les aquifères côtiers – les seuls qui reçoivent une recharge annuelle – sont progressivement en train de se tarir du fait d’une surexploitation, sans cette nouvelle manne du Sahara, c’était la mort assurée. À demi-mots, on nous ferra aussi parfois comprendre que nous avons beau jeu, nous Occidentaux, gavés d’espaces verts, de venir parler de l’hypothétique sauvegarde d’un désert, alors que les dunes se sont toujours déplacées et les oasis sans cesse transformées. "L’objectif du projet est de lutter contre la désertification en Afrique du Nord", précise Fathi A. Abdelhadi, directeur adjoint du projet GMR pour la région de Syrte. Certains forages – en certains endroits effectués à plus de 800 mètres de profondeur – ont été difficiles à mettre en oeuvre ; alors que les pipes-lines sont soumis à des conditions extrêmes, il y a eu aussi sur les premières sections d’importantes fuites ; enfin, l’eau prélevée sur certains forages a parfois présenté une trop forte teneur en gaz carbonique mais aussi en fer et en manganèse ; mais force est de reconnaître qu’en comparaison de la taille du projet les problèmes jusqu’à présent rencontrés sont minimes ; et c’est en définitive surtout sur la durabilité du projet que les experts s’interrogent. Officiellement, les responsables continuent de miser sur la durabilité de la ressource, dont le coût est aussi sans comparaison avec d’autres technologies, et notamment le dessalement – solution qui mettrait par ailleurs le pays sous la dépendance directe de technologies étrangères. (La Libye dispose actuellement d'une trentaine d’usines de dessalement. L'eau ainsi produite reste onéreuse – de l’ordre de un dollar le mètre cube – et réservée aux usages domestiques et industriels.)

Une vocation agricole difficile à affirmer

Alors que le programme est aujourd’hui réalisé aux deux tiers, la Libye risque paradoxalement d’être exposée à un surplus de production. Il faut comprendre que le projet misait sur une utilisation prioritairement agricole de l’eau ; à terme entre 135 000 et 150 000 hectares devraient ainsi être irrigués, augmentant d’environ 50 % les surfaces cultivées. Mais si l’eau du Sahara a déjà fait reverdir des dizaines de milliers d’hectares, notamment dans la plaine de la Jafarah, ailleurs la vocation agricole du pays tarde à s’affirmer. "Ce n’est pas facile de changer les mentalités" admet Elghanai Mohamed Elghanai, directeur technique de la Gardabiya Company for Land Reclamation & Reform, l’administration en charge de favoriser le développement agricole dans la région de Syrte. Inauguré en 1992, le plan prévoit de distribuer 20 000 exploitations de 5 hectares, chacune gratuitement connectée au réseau de la Grande Rivière ; à ce jour 10 000 connexions ont été effectuées. Autant dire que dans cette volonté "agricole", la Libye doit pour l’instant continuer de compter sur une main d’œuvre étrangère – d’ailleurs principalement égyptienne.

La Grande Rivière Artificielle, ultime solution à la question de l’eau au Maghreb ?

"En réalité, la question de l'eau appelle une coopération régionale renforcée" admet Omar Salem ; et, de fait au-delà de la satisfaction des besoins nationaux, la Grande Rivière Artificielle est aujourd’hui présentée par Muammar al-Kadhafi lui-même comme "l‘ultime tentative" à la solution de l’eau au Maghreb. Une approche qui fait écho aux aspirations pan-africaines du Guide. Le débat dépasse ici le cadre de l'eau pour s'ancrer sur celui de la coopération africaine. S’agira-t-il d’exporter l’eau de la Grande Rivière vers les pays voisins ? D’exporter un savoir faire vers d’autres régions d’Afrique ou encore d’investir à l’étranger dans des projets de mise en valeur des sols ?

Au-delà de son gigantisme, le projet de la Grande Rivière Artificielle – premier programme de transfert massif de l’eau au monde – est fortement prémonitoire. D’autres projets tout aussi colossaux sont sinon engagés, du moins à l’étude, en Afrique du Sud, en Chine, en Amérique. S’ils concernent pour l’instant principalement les eaux de surface, on sait que la planète ne pourra longtemps ignorer ses ressources cachées : les eaux souterraines. Pour la Libye, le Grande Rivière Artificielle est aussi fortement symbolique : c’est l’Homme qui a forcé l’eau. Une rupture sans doute définitive avec un mode de vie ancestral. 85 % des Libyens vivent aujourd’hui en ville. .