H2o Magazine

Pour une éducation à l'eau

Mots clés : L’économie et l'écologie ne doivent pas omettre la culture et l'universalité
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POUR UNE ÉDUCATION À L'EAU
Dont l’école et les médias sont les vecteurs pédagogiques

L'eau est au cœur de l‘histoire de l'homme et de son développement. Elle est à la fois un bien consommable et un patrimoine, un facteur de production et un facteur culturel. Mais le moment est venu, certainement, comme on éduque à la paix et, aux droits de l'homme, d'éduquer à l‘eau.

Mohammed ABBOU
  ancien recteur de l'Université d'Oran – Algérie

H2o – octobre 2015

 

L'eau à profusion guide les aménagements et irrigue les projets culturels ; elle inspire le poète comme le bâtisseur. Sa rareté est cause de stress, de tension et de conflits. L'eau est au cœur de l‘histoire de l'homme et de son développement. Elle est à la fois un bien consommable et un patrimoine, un facteur de production et un facteur culturel.

L'eau est une ressource renouvelable mais dont l'exploitation est très complexe, au croisement de l'économique et du social et dont la reproduction est très aléatoire, au carrefour des conditions naturelles et du génie de l'homme. Vecteur d'hygiène et de développement humain, l‘eau peut être aussi le véhicule – malheureusement très efficace – de maladies et d'épidémies. C’est cette ambivalence qu’il s'agit de saisir pour parvenir à démontrer que l’eau est source de vie et aussi de nuisance et qu‘elle est un enjeu désormais majeur dans les préoccupations de l'homme, non pas par des propos moralisateurs mais en mobilisant la somme de connaissances nécessaires et en assurant sa diffusion. Cette connaissance doit porter sur tout le cycle naturel de l’eau depuis sa recherche, sa captation, son stockage, son acheminement, son traitement, sa distribution, son usage et, enfin, son recyclage. L'eau doit être bien gérée, bien répartie mais aussi bien protégée. Le moment est venu, certainement, comme on éduque à la paix et, aux droits de l'homme, d'éduquer à l‘eau.

Il est dès lors urgent de maîtriser les informations essentielles et d’acquérir les connaissances nécessaires au développement de l’aptitude de l‘homme à user des ressources naturelles sans compromettre leur qualité et leur capacité de renouvellement. Le rôle des médias dans la diffusion des connaissances est plus qu‘évident. Seulement il ne s'agit en aucune manière de servir de support à une campagne de sensibilisation traditionnelle. L'expérience nous a, malheureusement prouvé l'inefficacité relative d‘une telle entreprise. Des questions fondamentales dans l'avenir de l'humanité ont été inconsciemment banalisées et réduites à des opérations mécaniques et sans âme, vite évacuées du temps d’antenne comme des esprits. Il s’agit, tout autrement, d'un véritable engagement des médias au service du développement durable et de la mobilisation stratégique de leurs moyens technologiques et de leur compétences humaines pour une véritable "performance" au service de l‘homme. Le développement durable exige un changement radical de notre rapport à la nature et ce changement s'opère avant tout dans les têtes.

Les médias offrent aujourd‘hui une dimension exceptionnelle aux capacités de l'homme dans son rapport à la vie, il peut en même temps faire et se regarder faire, il peut agir et "s‘entendre" agir, il peut réfléchir et échanger dans le même temps sa réflexion avec autrui. Vecteurs diffuseurs et amplificateurs par essence, les médias, ont peu à peu, conquis le rôle d‘accompagnateurs, ils sont aujourd'hui au cœur de la pédagogie sociale. Leur rôle est désormais de libérer l‘homme du mimétisme pétrifiant pour l‘engager dans une logique d'inventivité et de créativité à même d‘instaurer une relation intelligente et généreuse de l‘homme avec la nature comme avec ses semblables.


Nos ancêtres devaient "aller" à l’eau

Pour vivre et satisfaire leurs besoins aussi bien domestiques qu’agricoles nos ancêtres devaient "aller" à l’eau. Ils en connaissaient instinctivement et naturellement la valeur. Le cours d'eau traduisait toute la puissance de la nature et en exprimait toute l'énergie. La source était considérée comme un véritable don de Dieu, elle était respectée et protégée. Partout l'eau était distribuée avec discernement et utilisée avec raison. Dans beaucoup de pays, elle indiquait la base de vie, déterminait la nature et la dimension de l'agglomération et donnait son identité à la communauté humaine dont elle a permis le regroupement. Les noms de nombreuses agglomérations sont généralement inspirés des appellations données aux sources ou aux cours d’eau.

L'eau, vecteur d’organisation économique et sociale, ne peut être mieux illustrée que par le parcours des pays méditerranéens dont les rapports à l’environnement passent essentiellement par cette ressource dont la disponibilité n’a jamais connu de régularité, plus encore la mémoire collective a transmis à la population une perception qui confinait à la vénération d’une ressource présentée comme source de vie par les religions de la région. L’accord se faisait le plus naturellement entre les différentes perceptions de l’eau comme bien social, de l’eau comme facteur économique et de l'eau comme élément culturel.


L’homme moderne "reçoit" l’eau

L’homme moderne "reçoit" l’eau, il en dispose de façon indépendante et en use individuellement. Il ignore, généralement, comment elle est captée, mobilisée, transportée, stockée, traitée et enfin distribuée. Et quand il en sait quelque chose, il en sait peu ou mal. Son seul rapport à la question de l’eau est la facture qu’il lui est demandé d'acquitter, c’est le seul moment où il prend conscience du volume consommé, il découvre qu’il gaspille.

Ces dernières années, à la facture se sont ajoutés les désagréments du rationnement, ainsi que le coût et la quête de l'eau douce. Il découvre alors que si l’eau est avant tout un bien social, elle n‘est pas moins un produit économique qui a nécessité la mise en œuvre d'importants moyens pour sa mobilisation et sa distribution.

L’insuffisance des précipitations, la faiblesse des retenues, l’épuisement des réserves du sous-sol, l’insignifiance de la récupération en font un produit rare. Son agression par l’homme aussi bien par un usage inconsidéré que par l'atteinte multiforme à sa qualité impose un traitement de plus en plus lourd et en fait un produit coûteux.


L’économie et l'écologie ne doivent pas omettre la culture et l'universalité

De fait la ressource eau doit, désormais, obéir aux normes marchandes dans sa gestion, d’un bout à l’autre de son cycle. Le levier économique s’impose, dès lors, dans la recherche d’une plus grande rationalité dans la consommation et l’usage de l'eau. Mais si l’efficacité de l'instrument économique est reconnue de façon quasi unanime, cela n'exclut pas le recours aux moyens éducatifs. Au contraire, à notre sens, pour faire admettre cette nouvelle perception d'un élément associé dans tous les esprits à la profusion et la gratuité, cela suppose un engagement pédagogique adéquat et une nouvelle orientation éducationnelle.

Les nouvelles préoccupations qui conditionnent toute politique de l‘eau sont essentiellement l‘économie et l'écologie. Mais la pertinence même de ces deux fondements ne peut évacuer les éléments déterminants que sont la culture et l'universalité.

La culture, dans la mesure où l‘usage collectif de l'eau a généré des attitudes, des comportements et des usages qui ont fini par s‘inscrire dans les grands principes et les convictions collectives qui rythment la vie sociale et culturelle de la communauté. La perception de la grande valeur de l'eau était spontanée et a enfanté des savoir-faire aussi bien au niveau de la fabrication du matériel et des instruments nécessaires à la mobilisation de l'eau et à son acheminement qu’au niveau des règles de sa juste répartition.

L’universalité, dans la mesure où l’eau est l'affaire de tout le monde et qu’il s'agit alors d‘impliquer tout un chacun dans Ie respect et la préservation de la "source de vie". Pour cela l'éducation est un passage obligé aussi bien pour "reconvoquer" ce respect ancestral masqué par les facilités de la vie moderne que pour éveiller les consciences à une autre réalité et s'approvisionner en quantité suffisante à ses besoins et aux besoins de ceux qui dépendaient de son effort.

Ainsi si l'eau est un bien social. Son service est économique.

Hier le service de l'eau était payé par l'effort physique que faisait l‘homme pour aller au lieu de son débit, la transporter et s‘approvisionner en quantité suffisante à ses besoins et aux besoins de ceux qui dépendaient de son effort. Aujourd'hui, l'usager doit participer au paiement des moyens réalisés pour retenir ou capter l'eau, la stocker, la traiter et la distribuer. Mais toute la question tourne autour du juste prix ; ce prix qui doit assurer l'amortissement des ouvrages, les frais d‘exploitation et les frais de gestion, ne risque-t-il pas d'introduire une inégalité sociale dangereuse face à l'accès à l‘eau ? La quantité d‘eau vitale à l'homme doit demeurer à la portée de tous. D’un autre côté, les capacités financières ne doivent pas être un motif légal de gaspillage.


L’éducation à l’eau

L'antagonisme des objectifs est un autre argument en faveur d’une judicieuse combinaison entre l'instrument économique et l'instrument éducatif. Mais la promotion d‘une éducation à l'eau ne signifie en aucun cas la dénonciation aride de la tendance dispendieuse de l'homme, ni l'énoncé de principes creux ou de propos moralisateurs. L'éducation à l'eau suppose un travail pédagogique approfondi et persévérant s'adressant à la rationalité et à l'argumentation scientifique. Elle suppose une connaissance parfaite de la constitution physico-chimique de l‘eau et de son rôle de norme dans l'élaboration expérimentale des mesures thermiques ; une connaissance parfaite du rôle de l'eau dans le cycle de vie sur terre et dans la pérennité de l'écosystème ; une connaissance suffisante de la disponibilité de l'eau dans le monde et dans son pays, la proportion de l'eau douce, le rythme et l‘importance des précipitations, le taux d‘infiltration, le taux de l'évaporation et le taux de ruissellement ; une connaissance suffisante des mécanismes de rétention de l'eau, de son acheminement vers les stations de traitement, de son transport vers l'usager et du taux de déperdition durant ces phases ; une connaissance acceptable des voies d'altération de l'eau, du processus, de son traitement et de la responsabilité de l’homme dans les atteintes à sa qualité ; une connaissance acceptable des mécanismes d‘évacuation des eaux usées, des possibilités de leur récupération et des taux de participation de cette récupération à l‘amélioration de l'approvisionnement de l'usager en eau potable.

Ainsi éduquer à l'eau, c'est former à l'eau aussi bien les "usagers" que les "gens de l‘eau" ; c'est former à la réalisation des instruments, des outils et des appareils nécessaires à l‘usager de l'eau ; c'est former à l'entretien des ouvrages et des canalisations. c’est former à leur bonne gestion : développer la proximité naturelle de l'homme à la "source de vie" en ravivant les repères identitaires et culturels qui ont toujours illustré cette proximité.

L‘éducation à l'eau, c‘est inculquer à l'usager que les ressources disponibles pourraient être utilisées plus rationnellement par la réduction de la contamination, par la réparation et l'entretien des réseaux, par le recyclage et la récupération des eaux usées, par l’usage parcimonieux, par une agriculture moins exigeante en eau et le développement de cultures plus tolérantes à la salinité. L'éducation à l'eau, c’est faire comprendre qu‘un mauvais usage de cette ressource, conduit immanquablement à son importation de façon transformée dans un premier temps (produits agricoles) et en nature dans une seconde phase.

L'éducation à l'eau doit alors être un processus d’apprentissage totalement intégré au programme scolaire, judicieusement reparti entre les années et les paliers et s‘adaptant au rythme d‘acquisition des autres connaissances scientifiques. Ce qui est visé avant tout c’est la maîtrise d‘un certain nombre d‘informations dont l’accumulation finira par générer des comportements rationnels dans l'usage de l'eau et une véritable culture à même de gérer le rapport entre l'eau et l'homme dans l'intérêt immédiat et futur de ce dernier.

C’est faire admettre que "cette ressource rare, essentielle pour la vie, doit être considérée comme un trésor naturel faisant partie de l‘héritage commun de l‘humanité."  .

 

 ResSources
M. Bouziani, "L’eau de la pénurie à la maladie", Éditions Casbah, Alger, 2000.
A.  Merioua "Eau et culture", Santé Plus, n° 45, septembre 1995, pp 18-22.
S. Chebbine "La culture de l’eau" Santé Plus, n° 45, septembre 1995, pp 18-22.
M. L. Bouguerra, "Bataille planétaire pour l’or bleu", Le Monde Diplomatique, novembre 1997, pp 24-25.
F. Mayor, "L’eau et la civilisation", Actes du 1er forum mondial de l’eau, Elsevier Science, Oxford, 1997.
M. Abbou et A. Djeflat (sous la dir.) Eau et nouvelles technologies, Publisud, Paris, 2000.

L'auteur
– Mohammed Abbou, ancien ministre, ancien recteur, a été directeur du laboratoire de recherche pluridisciplinaire sur le développement durable et a organisé dans le cadre du réseau MAGHTECH (Maghreb Technologie) un colloque international sur "Eau et nouvelles technologies" en avril 2000 à 0ran (Algérie). Il a codirigé avec Abdelkader Djeflat un ouvrage sur le sujet paru aux éditions Publisud à Paris en 2002. Il a par ailleurs écrit de nombreux articles sur l'eau pour le quotidien algérien Le Quotidien d'Oran.