H2o Magazine

Leçons sénégalaises

Mots clés : conduite Lac de Guiers, Keur Momar Sarr, SDE, SNES, Degrémont, Saur
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LEÇONS SÉNÉGALAISES
de la défaillance de la conduite du Lac de Guiers à Keur Momar Sarr

Une conduite en culotte qui saute et des milliers de familles qui se retrouvent sans eau à patauger dans la gadoue. Un premier ministre qui dénie la compétence des ingénieurs nationaux, un président de la République qui prend son téléphone pour demander secours à son homologue français, et finalement la livraison de la fameuse culotte par avion militaire. On l'aura bien compris : il fallait à tout prix éviter... l'onde de choc. Comment une affaire de tuyaux est devenue affaire d'État.

Pr. Aliou Diack
ancien professeur de structures et d’hydraulique – École Polytechnique de Thiès
membre de l’Association internationale des ponts & charpentes – AIPC
coordonnateur national de Bes Du Ñakk

  H2o – octobre 2013

 

Après les sévices corporels et psychiques endurés par les populations durant les trois semaines qu’a duré la pénurie d’eau, suivis d’un grand ouf de soulagement, le peuple sénégalais a le droit de savoir. Le directeur général de la SDE (Sénégalaise des eaux), Mamadou Dia, nous a enlevé une épine du pied en précisant, que ce sont exclusivement des ingénieurs et ouvriers sénégalais, qui ont réparé les conduites d’eau endommagées à Keur Momar Sarr. Cette précision est de taille, surtout pour rassurer Madame le Premier ministre Aminata Touré, qui avait déclaré urbi et orbi que "l’expertise sénégalaise en la matière n’existe pas", pour justifier devant l’opinion nationale et internationale l’appel du pied aux ingénieurs français et chinois. Beaucoup de techniciens sénégalais ont également senti une certaine gêne de voir leur président de la République prendre son téléphone, pour demander du secours à son homologue français François Hollande pour une panne somme toute banale dans une exploitation d’ouvrages d’ingénierie de cette nature et dont une entreprise française défaillante endosse l’entière responsabilité. Il s’agit en effet d’une chose bien simple :

  1. une pièce détachée, en l’occurrence une conduite en acier en forme de Y a été posée en 2004 dans le réseau ALG (Adduction Lac de Guiers) par l’entreprise française Degrémont  (filiale de Suez Environnement) sur commande et sous la responsabilité de la SONES (Société nationale des eaux du Sénégal), au nom de l’État sénégalais ;
  2. cette pièce qui aurait dû avoir une durée de vie de 50 ans (et non 30 !) craque dès 2009, et plusieurs fois de suite plus tard, causant des dégâts incommensurables au peuple sénégalais meurtri ;
  3. pour cette pièce spéciale défectueuse, une disposition du contrat d’exécution et de maintenance entre la SONES et Degrémont aurait dû prévoir une réserve, ce qui visiblement n'est pas le cas.

Devant une telle défaillance, la solution qui s’impose, est que la SONES prenne contact avec l’entreprise et passe commande de cette pièce, qu’on ne fait que monter. Les ingénieurs étrangers ne feraient pas autre chose.

Pour une procédure de routine aussi simple et des responsabilités aussi claires des locateurs de services, avait-on vraiment besoin d’en faire une affaire d’État ; d’ameuter les présidents de la République de France et de Chine ?

Les Sénégalais ont raison d’en vouloir aux autorités, non pas parce qu’on les a privés d’eau pendant presque trois semaines, mais parce que le gouvernement n’a pas eu le courage politique de leur dire la vérité dès le départ et d’assumer toutes ses responsabilités, installant le pays dans une cacophonie indescriptible.


Sur la nature précise de l’incident

Qu’est-ce qui s’est réellement passé à Keur Momar Sarr ? La conduite de dédoublement (il y en a deux, dont l’une vient de la localité de Gnith) de 1,20 mètre de diamètre a cessé d’acheminer de l’eau à cause d’une rupture sur un raccordement en forme de Y, que les hydrauliciens appellent "culotte" à cause de sa forme de pantalon. Elle sert en fait de bifurcation. Dans une interview parue dans le journal Le Quotidien, en date du mardi 1er octobre 2013, la directrice générale de la SONES lève un coin de voile sur les causes ayant conduit à cet incident qui a assoiffé les habitants de la capitale, mais aussi ceux de beaucoup d’agglomérations urbaines traversées par la conduite.

Aux questions du journaliste Aly Fall, Madame la Directrice Anta Seck fournit des réponses qui donnent froid au dos. Elle dit en substance, je la cite : "(…) C’est parce que, jusqu’à preuve du contraire, il s’agit d’un incident d’exploitation. Il n’y a que l’audit technique qui pourra définir, de façon claire, les responsabilités des uns et des autres. Parce que la SONES est une société de patrimoine qui planifie les investissements, recherche les financements, réalise les infrastructures qu’elle met à la disposition de la SDE qui exploite (…)". Donnant son sentiment sur la réparation de la conduite effectuée par les ingénieurs sénégalais, laquelle il faut le souligner, n’est encore que provisoire, elle ajoute : "Oui, il y a une solution définitive qu’il faut rapidement mettre en œuvre, pour éviter que de pareils désagréments ne se reproduisent dans le futur. Il s’agit de renouveler totalement la pièce en Y, il s’agit également de renouveler la conduite DN500 qui a fait l’objet de la toute première réparation en 2009. Nous allons également, dans le cadre de ce que nous sommes en train de faire, renforcer le déficit sécuritaire : la protection anti-bélier. Parce que, lorsque nous nous sommes rendus sur le terrain, nous avons constaté que les conduites étaient déformées : la conduite 800, la conduite 1 200 avaient connu une déchirure longitudinale. Ce qui laisse penser à une surpression découlant d’un coup de bélier…"

La directrice de la SONES fournit des informations d’une extrême importance qui malheureusement nous confortent dans le sentiment que la faute principale incombe à la société Degrémont, sans pour autant disculper totalement la SONES. La directrice semble occulter un détail important, à savoir que tous les ouvrages dont il s’agit lui appartiennent et sont dans le patrimoine de sa société, qu’elle gère pour l’État sénégalais.

En effet, c’est bien sous la maîtrise d’ouvrage déléguée de la SONES pour l’État du Sénégal, que les termes de références (TDR), les études, la construction, le contrôle technique et la réception, ont été faits. Ces ouvrages ont ensuite été mis à la disposition de la SDE qui ne fait que les exploiter. À ce titre, la SONES et la société Degrémont devront répondre à certaines interpellations tout à fait légitimes du peuple sénégalais.

Il faut d’abord s’inquiéter de la durée de vie extrêmement courte des tuyaux posés en 2004, donc depuis seulement 9 ans, alors que leur durée de vie prévisionnelle est de 50 ans. En effet, l’exploitation des réseaux d’adduction d’eau comme de tous les ouvrages de la SONES, est assujettie à une contrainte d’application d’un cahier des charges dénommé "Cahier des clauses et des conditions générales du service public de l’eau et de l’assainissement", qui est un décret n° 84-1130 signé le 4 octobre 1984 par le Président Abdou Diouf du temps de feu Samba Yella Diop, alors ministre de l’Hydraulique. Ce décret stipule en son article 13, que la durée de vie des conduites en fonte et en acier est de 50 ans, celle en amiante, en ciment et en PVC, de 30 ans. Comment expliquer dès lors, qu’une conduite neuve (l’adjectif "neuve" est significatif !) en fonte ou en acier qui devait durer 50 ans, puisse se fissurer plusieurs fois en l’espace de 9 ans alors que la garantie décennale est en cours de validité ?

En outre, Madame la Directrice avoue qu’il n’y avait pas ou pas suffisamment de sécurité anti-bélier. Cela est très grave, car le dispositif anti-bélier est la mesure de sécurité la plus importante en matière d’adduction d’eau par conduites forcées. C’est ce défaut de dispositif anti-bélier qui explique les fissures longitudinales constatées sur les gros diamètres, qu’aucune soudure ne devrait réparer, parce que interdite par les normes techniques. Le phénomène anti-bélier survient quand on bouche brusquement (accidentellement ou par fermeture brusque d’une vanne) en aval de l’écoulement de l’eau dans une conduite sous pression,  qui provoque une onde de choc appelée coup de bélier ou pression de Nikolaï Joukovsky (aérodynamicien russe) qui peut augmenter très dangereusement la pression d’exploitation du réseau. Pour remédier à cela, on installe dans le réseau des anti-béliers, qui sont en fait des décompresseurs. Leur absence ou leur insuffisance, conduit inexorablement à la fissuration ou à l’éclatement des conduites. Pour avoir une idée des forces de l’eau en jeu, il faut savoir que la pression d’exploitation de 22 bars dans les tuyaux à Keur Momar Sarr, correspond à un poids de 220 tonnes par mètre carré, c’est-à-dire au poids de 10 gros camions de 20 tonnes chargés au maximum sur une superficie de un mètre carré. Si la pression de Joukovsky intervient sans dispositifs anti-béliers qui fonctionnent correctement, alors bonjour les dégâts. L’absence ou l’insuffisance de sécurité anti-bélier tombe clairement sous la responsabilité de la société qui a posé la tuyauterie, en l’occurrence Degrémont, parce que ce dispositif en est partie intégrante.

En résumé, si le Président François Hollande vole aussi généreusement et promptement au secours du Président Macky Sall, avec livraison à domicile par vol militaire spécial de la précieuse "culotte", comme d’une pierre précieuse, c’est bien qu’il est conscient que la défaillance est du côté de la société française Degrémont et qu’il a une image à sauvegarder. Qu’on nous présente cette intervention comme une aide généreuse de la France financée par l’Agence française de développement pose problème. Le comble serait qu’on nous la fasse payer au contribuable sous forme de crédit.


L’étude et l’exécution du marché

La directrice de la SONES nous console en nous renvoyant à un hypothétique audit. C’est une très bonne idée, mais l’ère du temps étant à la gouvernance vertueuse, il faudrait exiger qu’une place soit réservée dans l’équipe des auditeurs, à la société civile et à l’association des consommateurs. L’Assemblée nationale devrait également se saisir de ce problème et déclencher une enquête parlementaire indépendante de l’Inspection générale d’État, contrôlée exclusivement par l’exécutif.

Il est en effet primordial d’éclairer la lanterne des Sénégalais sur l’identité des intervenants autour du projet : les termes de références (TDR) du marché ?, les documents d’appel d’offres (DAO) ?, les contrats de marchés et avenants ?, le bureau de contrôle technique ?, la réception des ouvrages ?, la garantie TRC (tous risques chantiers), l’assurance de garantie décennale sur les conduites ?, la prévision de stock de réserve pour la culotte ? Si les éléments susvisés sont mis à la disposition des Sénégalais, qui ont droit à l’information selon la Constitution, il sera alors aisé de déterminer très rapidement la responsabilité des uns et des autres.


Le caractère stratégique de l’eau et la question de sa nationalisation

L’État du Sénégal a hypothéqué une partie importante de sa souveraineté en privatisant la SONEES (Société nationale d'exploitation des eaux du Sénégal) depuis le 23 avril 1996, avec comme conséquence la création de la société nationale de patrimoine appelée SONES, dont le directeur est nommé par décret du président de la République. À côté d’elle, fut créée une société chargée de l’exploitation, donc de la partie la plus lucrative, à savoir la SDE, filiale de la société française Bouygues avec 51 % du capital détenu par la Saur dénommée Finagestion, et dont le directeur est nommé par son conseil d’administration. La SDE est donc privée et ne dépend pas de l’État du Sénégal ; elle est régie par un contrat d’affermage renouvelable par l’État, mais qui ne détient lui-même que 5 % du capital de la société, le reste étant détenu par des privés sénégalais (39 %) et les agents de la SDE (5 %). C’est donc par pure politesse que Mamadou Dia n’a pas réagi à l’injonction de réquisition publique du Premier ministre, qui lui intimait l’ordre de rester à Keur Momar Sarr jusqu’à la finalisation des travaux de réparation. D’abord ce fut un non sens, car toute la logistique et l’équipe directionnelle de la SDE se trouvent à Dakar et Mamadou Dia était plus utile à Dakar qu’à Keur Momar Sarr ! Il aurait pu rétorquer à Madame le Premier ministre : "Vous n’êtes pas mon chef et je n’ai pas d’ordre à recevoir de vous !"

Selon certaines sources, Bouygues aurait racheté des parts d’actions non libérées, pour se retrouver avec 65 % du capital, et, toujours selon les mêmes sources, aurait revendu 60 % à l’Américain Emerging Capital Parteners (ECP) devenu le partenaire stratégique de la SDE. Ce qui est cependant déterminant dans les responsabilités, c’est la configuration du capital en 2004 et les conditions de passation du marché, à ladite époque où le gré à gré était la règle. [Voir à ce sujet : l'article du Sud Quotidien, Gouvernance de l'eau potable : Le beurre, l'argent et… le fermier – Instantanés H2o septembre 2013]

Selon les termes des accords, la SONES est chargée de la gestion du patrimoine et du contrôle de la qualité de l'exploitation et du service. À ce titre, parmi ses missions, il y a entre autres :

  • l’exploitation et entretien de l'infrastructure et du matériel ;
  • le renouvellement du matériel d'exploitation.

Une bonne compréhension de ces dispositions contractuelles, laisse apparaître une responsabilité claire de la SONES, pas celle de la SDE. La directrice de la SONES a bien raison de mettre en demeure la société Degrémont pour remplacer la conduite défectueuse. Il faut juste se désoler du retard pris, pour mettre la société française devant ses responsabilités, car le premier incident est intervenu en 2009 !

La crise que nous venons de traverser montre encore une fois, qu’il ne faut pas brader le patrimoine et que les sociétés stratégiques du service de l’eau, de l’électricité, du téléphone, de la poste, ne devraient pas être privatisées ! Cette logique peut nous être fatale. Si certaines sociétés nationales ont montré leurs limites par une gestion caractérisée par la gabegie, c’est qu’on les a toujours prises pour des vaches à lait des dirigeants politiques qui ont présidé à la destinée de notre pays depuis l’indépendance. Il ne peut y avoir de sociétés plus rentables que la SENELEC, la SONATEL ou la SDE/SONES. Il est grand temps que ces sociétés soient nationalisées, nonobstant les réticences de la Banque mondiale et de Fonds monétaire international, qui tentent de nous vendre ce concept de "partenariat public-privé" (PPP) comme une issue salutaire.

La SDE a bénéficié d’un contrat d’affermage de dix ans (1996-2006), qui a été prorogé par avenant de cinq ans (2011). Est-ce qu’il y a eu une seconde prorogation ou est-on passé à la phase de concession, encore plus périlleuse pour la sécurité des Sénégalais ? L’affermage, est en fait une forme "soft" de la privatisation. La phase ultime dite "concession", livrerait le peuple sénégalais pieds et poings liés aux intérêts étrangers, qui s’approprieraient les prérogatives de la SONES (infrastructures, investissements), mais également fixeraient librement le prix de l’eau. Et si demain un gouvernement récalcitrant ne marche pas au pas des intérêts étrangers ou tente de s’affranchir, il sera bien facile de s’en débarrasser en assoiffant le peuple.  .  

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 ResSources
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Mouvement citoyen pour la refondation nationale et une gouvernance fondée sur l'éthique
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