Eau marchande |
EAU MARCHANDEComment l'eau courante est devenue une marchandise
Jean-Paul HAGHE
images d'archives transmises par l'auteur ou extraites de l'ouvrage
Dans nos sociétés contemporaines, certains éléments de la nature tels l'air ou l'énergie solaire échappent encore à l'appropriation privée et au commerce, mais ce n'est plus le cas de l'eau qui est devenue un objet politique et économique majeur. La même molécule d'eau sera considérée différemment selon les diverses étapes de son cycle ; lorsqu'elle se trouve dans l'atmosphère, les océans ou compose les êtres vivants, elle reste encore un élément sans valeur marchande, mais dans son cycle terrestre elle est devenue un objet appropriable ayant un prix ; elle est intégrée au marché. Ainsi, "l'eau courante" devient une marchandise. Elle apparaît même aux grands groupes industriels qui la distribuent et l'assainissent comme l'un des principaux marchés du 21ème siècle. Selon la Banque Mondiale, il faudrait investir 180 milliards de dollars par an pour éviter une crise majeure en 2025. Face aux réticences des usagers à accepter cette évolution marchande, faut-il leur répondre "qu'il serait temps de considérer l'eau comme une denrée négociable au même titre que le pétrole, le bois ou le charbon et de la faire payer cher parce qu'elle n'est pas inépuisable." L'application du référent monétaire aux utilisations des eaux courantes est toujours présentée par les experts comme étant incontournable. Dans les pays développés, ce référent régule l'ensemble des rapports qu'entretiennent entre eux usagers, riverains, groupes industriels, puissance publique (par le prix et le coût, les taxes et les subventions) ; partout, il domine largement les exposés des spécialistes qui dirigent l'anthropisation du milieu aquatique terrestre. Cette situation qui est présentée comme fatale fait pourtant l'objet d'analyses critiques, mais les enquêtes et les recherches universitaires portent surtout sur les conséquences de cette marchandisation ; ses origines et son développement historique sont rarement analysés par les spécialistes de l'eau. C'est pourquoi il nous a paru indispensable, pour comprendre ce qu'est l'eau dans notre société, d'effectuer au préalable un long retour sur le passé ; nous examinerons dans le cadre de la France, quels ont été les processus intellectuels et sociaux qui ont conduit à l'intégration des eaux courantes au marché ?
Tout est déjà joué avant les années 1960
Les années 1960 sont toujours présentées comme déterminantes pour cette évolution car c'est alors qu'un puissant lobby scientifique, industriel et financier a pu imposer ses normes sur cet espace encore largement gratuit. Cette période est donc riche en transformations et ruptures :
En France, ces nouvelles orientations apparaissent dans les travaux de la Commission Eau du 4ème plan. Cette équipe, composée d'une soixantaine d'ingénieurs et d'administrateurs civils formule des propositions qui marquent une rupture fondamentale dans l'histoire de l'hydraulique française. Reprenant l'approche Pigouvienne, sous couvert de lutte antipollution, ils donnent une valeur monétaire à tous les usages des eaux courantes, et instaurent un nouvel échelon de décision indépendant des échelons traditionnels : les agences financières de bassin. Pourtant, une mise en perspective historique montre que les transformations des années 1960 ne sont que l'aboutissement d'un long processus d'intégration au marché. En effet, à cette date, les eaux courantes sont déjà structurées en filières d'usages (hydraulique agricole, assainissement et eau potable, eau à usage industriel, hydroélectricité), dont certaines sont dominées par des groupes industriels (distribution-assainissement, travaux publics, fabricants de tuyaux) ; toutes fonctionnent déjà selon des dispositifs législatifs, institutionnels ou idéologiques qui leur permettront d'intégrer facilement le marché. Il nous semble donc indispensable de remonter dans le temps pour trouver les racines de cette marchandisation. Un processus de marchandisation qui s'articule en deux phases
La mise en place de l'objet "eau"Il y a d'abord la mise en place de l'objet "eau" qui est inséré progressivement dans le champ économique. C'est-à-dire qu'il y a constitution graduelle d'une série de référents qui vont définir de quels usages de l'eau sera composé chaque secteur, quelles seront sa fonction et son image. Parallèlement se développe un corps d'experts et de groupes d'usagers ayant un discours cohérent. Ces acteurs énoncent ce qu'il leur semble "utile" de faire et mettent en place une logique professionnelle, des réseaux d'influence et des structures institutionnelles. Notre première hypothèse est que dans cette mise en place qui semble débuter en France à la fin du 16ème siècle, l'État va prendre une part décisive. Notre deuxième hypothèse est que jusqu'à la fin de la première moitié du 19ème siècle, ce processus est largement lié à l'évolution du monde agricole, à ses innovations techniques et aux idées et pratiques agronomiques. La Révolution, en remettant en cause une grande partie des structures organisationnelles des eaux courantes crée une nouvelle donne. Notre troisième hypothèse est que c'est au cours de cette période que s'élaborent concrètement les cadres normatifs et institutionnels qui vont structurer jusqu'à nos jours les différents usages des eaux. Pendant la Révolution, un cadre territorial et institutionnel est fixé pour l'administration du réseau hydraulique : les services centraux dirigent les rivières navigables et flottables, tout le reste du réseau entre dans le domaine des services départementaux ; dans les deux cas l'expertise devient le monopole du corps des Ponts et Chaussées. Une réglementation unitaire se substitue aux usages locaux, ce qui démontre la volonté "d'uniformiser" et de stabiliser tout le réseau hydraulique. Mais cet arsenal juridique restera symbolique car il aura peu d'impact sur les réalisations concrètes ; cependant, on peut considérer que c'est la première étape permettant de fonctionnaliser les eaux courantes. Les années 1840-1850 seront déterminantes : selon notre quatrième hypothèse, c'est alors que se mettront en place les structures normatives et institutionnelles qui permettront aux eaux courantes de devenir un objet économique. Quatre secteurs cloisonnés vont ainsi apparaître et se développer jusqu'aux années 1960 : le secteur de l'eau potable et de l'assainissement urbain qui est lié au développement du mouvement hygiéniste ; celui de la navigation fluviale et de l'hydraulique maritime dans lesquels s'illustreront les Ingénieurs des Ponts et Chaussées ; celui de la force hydraulique qui connaîtra une expansion extraordinaire après 1880 ; celui de l'hydraulique agricole, en particulier de l'irrigation. Une analyse approfondie de cette étape nous parait donc essentielle; elle nous permettra de constater qu'à partir de 1850, l'objet "eau" est définitivement mis en place.
Pendant toute cette période (jusqu'en 1880), l'eau n'est pas encore considérée par le monde rural comme une matière première ayant une valeur intrinsèque mais comme un moyen d'augmenter la valeur foncière du sol, en le desséchant ou en l'irriguant. La deuxième phase verra la stabilisation des eaux courantesIl s'agit à la fois de rendre durable et permanente la division des usages en filières par des normes législatives et institutionnelles et de mettre fin aux variations physiques du milieu aquatique par le calcul et la technique. En effet, la soumission des eaux courantes à l'abstraction marchande passe par leur division fonctionnelle et par la normalisation des effets utiles par l'artificialisation (toute économie marchande repose par définition sur la prévalence de l'échange sur l'usage, ce qui signifie que les eaux courantes doivent être fragmentées, puisque seuls des fragments de la nature peuvent s'échanger – s'acheter et se vendre -, et simultanément qu'elles soient homogénéisées, puisque l'entrée dans l'échange suppose la transformation de la particularité qualitative en uniformité quantitative). Ces deux processus, fonctionnalisation et artificialisation, sont issus de rationalités techniques, de référentiels idéologiques ou de rapports de force entre usagers ancrés dans le 19ème siècle. De nombreuses études ont décrit et analysé de façon exhaustive ces phénomènes dans le cadre urbain ; l'essentiel de notre analyse a donc porté donc sur les enjeux "ruraux" des eaux courantes au 19ème siècle ; c'est-à-dire sur ce qui concerne les rivières "non navigables ni flottables", les premiers réseaux modernes d'irrigation ou de défense contre les crues et le monde des usiniers utilisateurs de la force hydraulique. Ces préliminaires étant posés, notre cinquième hypothèse est que la période de la fin de la Restauration au début du Second Empire voit une accélération du fractionnement des usages "utiles" qui seront organisés en filières. Ce phénomène, nous semble issu d'un mouvement dialectique entre la concurrence exacerbée des riverains pour l'accès à certains usages des eaux et la mise en place concomitante d'une logique professionnelle et institutionnelle pour leur encadrement. L'intensification de l'usage des eaux courantes s'accompagne selon nous d'une mise en ordre qui débouchera concrètement sur la création du Service de l'Hydraulique. Nous verrons que la mise en place de ce service est extrêmement difficile et entraînera un cloisonnement administratif durable. À partir de 1848, les services de l'hydraulique s'opposeront à ceux des Travaux Publics et cette rivalité aura des conséquences fondamentales dans l'organisation de l'administration de l'eau jusqu'à nos jours. De cette dynamique de mise en ordre, résultera un nouveau découpage territorial : les Associations Syndicales Hydrauliques. Ce nouvel échelon administratif connaîtra son apogée vers 1900 car il regroupera alors pratiquement tous les usagers des diverses applications des eaux à l'agriculture ; cette institution est donc essentielle dans l'histoire de l'hydraulique. Sa forme sera d'ailleurs reprise pour les remembrements faits pendant l'entre-deux guerres. Notre sixième hypothèse est que cet outillage institutionnel, du moins jusqu'aux débuts de la IIIème République, restera essentiellement symbolique, il semble y avoir eu inflation de réglementation, de projets et d'études mais peu de concrétisations sur le terrain. Certains des protagonistes furent d'ailleurs qualifiés "d'agronomes de salon"... Cette opération fondamentalement idéologique contribuera à façonner radicalement les nouvelles représentations sociales des eaux courantes, à savoir : une juxtaposition d'usages économiques. Nous pensons, et c'est notre septième hypothèse, que la période 1880-1920 est capitale dans le processus d'intégration des eaux courantes au marché. En effet, en 1919, la force gravitaire des eaux entre totalement dans le circuit marchand à la suite d'une nouvelle législation. Cette loi marque une rupture conceptuelle dans l'histoire de l'hydraulique qui aura aussi une influence sur la définition des principes et des limites de l'utilité publique. À la Révolution, l'eau commence à devenir une valeur sûre
La victoire politique de la bourgeoisie en 1789 entraîne un bouleversement profond de la pratique sociale des eaux courantes. Une action engagée à partir de déterminants anciensMais cette action est engagée à partir de déterminants séculaires. Nous nous sommes rendus compte qu'une part des référentiels idéologiques et même certaines rationalités techniques qui animaient les acteurs de la période révolutionnaire étaient très anciens. Ils ont trait au rapport homme/eaux courantes que l'on trouve dans les sociétés européennes avant le 18ème siècle. Selon nous ce rapport a été modelé par trois influences principales. Ainsi que Guillerme l'a expliqué, dans les sociétés indo-européennes, l'eau n'est utile à l'homme que domptée, conduite, dirigée. Sous l'influence de la Réforme, la nature et les eaux courantes sont pour la première fois considérées par une certaine partie de la société exclusivement comme une ressource disponible et exploitable. C'est également à cette époque que l'appropriation individuelle du sol ou des éléments de la nature est présentée comme nécessaire à l'amélioration de la productivité. Enfin, au 16ème siècle, la réhabilitation des écrits des médecins grecs et romains permet de reposer le problème de l'insalubrité de l'air des marécages. Les connaissances nouvelles et les techniques développées au 18ème siècle auront aussi une influence fondamentale. Ainsi, cette période voit les premières lois formalisées d'écoulement de fluides et l'amélioration des méthodes de cartographie qui donneront aux ingénieurs les outils essentiels permettant le développement de techniques hydrauliques efficaces. La circulation atmosphérique de l'eau sera mise en évidence et le concept de bassin hydraulique se vulgarisera parmi les élites scientifiques. Influencés par la conception newtonienne d'un univers mécanisé et ordonné, les ingénieurs agronomes et médecins "condamnent les excès des eaux courantes" et préconisent leur domestication. Tout converge vers la volonté de: "récupérer les eaux utiles et chasser les eaux nuisibles, éviter les engorgements et la stagnation, améliorer la circulation des eaux courantes". Les agronomes et les physiocrates renouvellent l'intérêt pour les eaux courantes qu'ils considèrent comme la pièce maîtresse du développement économique. S'inspirant du modèle hollandais, ces experts pensent que toute amélioration des productions agricoles passe par la maîtrise des eaux, et l'intensification des échanges agricoles entre régions par le développement des canaux. Cela va entraîner un renouveau des dessèchements. Le contrôle de l'eau (son évacuation des terres humides) n'est encore qu'un facteur de valorisation foncière. C'est dans les grandes villes, comme l'ont montré Goubert et Guillerme que se met en place le mécanisme qui va permettre une première étape de la marchandisation, elle concerne l'eau de boisson.
Parallèlement l'État impose sa marque sur le réseau hydraulique. Le pouvoir royal affirme sa légitimité en tant que source de droit par des règlements de plus en plus précis s'appliquant aux principaux fleuves du royaume ; l'administration royale des eaux et forêts, puis des ponts et chaussées prend en charge l'expertise des travaux. Des aides financières de plus en plus conséquentes sont accordées pour l'endiguement et les canaux et des dons royaux secourent les victimes d'inondations. La nouvelle donne révolutionnaireLa période Révolutionnaire est fondamentalement une rupture qui permet une nouvelle donne. C'est une rupture juridique. Des droits d'usage des cours d'eau qui étaient jusqu'alors fortement imprégnés des privilèges nobiliaires et ecclésiastiques disparaissent. L'individualisme radical égalitaire appliqué à la propriété exclusive du sol s'étend aux eaux courantes aux dépens des formes d'auto-contrôle de l'ancien régime ; les usages locaux qui régulaient les cours d'eau en seront bouleversés. L'eau quitte le droit féodal pour entrer dans une nouvelle législation qui s'inspire du droit romain. Pour les eaux courantes, comme pour le sol, la question de l'appropriation exclusive devient fondamentale, mais cette notion étant difficile à définir et encore plus à faire accepter, son contour restera très flou jusqu'à la fin du 19ème siècle. C'est surtout sous l'Empire que seront fixées les limites de la propriété privée quand elle est confrontée avec l'utilité publique. Cette réforme apparaît cependant comme inachevée ; l'eau ne fait l'objet que de quelques articles du Code Civil et à cause de l'absence d'un Code Rural les usages agricoles et industriels de l'eau des rivières non domaniales ne sont pas abordés par la loi. Cette absence apparaîtra, à tous ceux qui prônent le changement et la modernité, comme un frein au développement économique. Elle favorisera par contre l'emprise réglementaire de l'administration.
Cette nouvelle donne se traduit également par la réorganisation et la rationalisation de l'administration des eaux courantes par l'État. Le but est de stabiliser le niveau des fleuves tout au long de l'année et de fonctionnaliser les rivières : les grandes doivent servir la navigation et le commerce, les petites, l'industrie et l'agriculture. Pour les petites rivières, le département est le cadre de cette vaste opération d'adunation qui vise à harmoniser les mots et les choses. L'administration centrale, quand à elle, exerce son autorité directe sur les rivières navigables et flottables, les dessèchements généraux, les canaux d'irrigation, sous le contrôle des nouveaux serviteurs du public : les polytechniciens du corps des Ponts et Chaussées. La Révolution pose les bases de la marchandisationOn peut donc dire que la Révolution pose les bases de la marchandisation des eaux courantes:
Les révolutionnaires gardent une représentation de la nature issue du 18ème siècle qui détermine leurs principes d'intervention : ils veulent améliorer la circulation des flux, évacuer rapidement vers l'océan les eaux stagnantes des marais et étangs, régulariser le cours des fleuves jusqu'à leur embouchure.
Ils reprennent les idées physiocratiques selon lesquelles l'eau est une pièce maîtresse du développement économique ; le réseau hydrographique va être envisagé presque exclusivement du point de vue de ses usages agricoles jusqu'au programme de canaux proposé par Becquet.
Les eaux courantes, facteurs du développement agricole : le cas des dessèchements
L'analyse des dessèchements entre la Révolution et la fin du second Empire nous a permis de voir à travers les idées et le jeu des acteurs comment se passe l'aménagement d'un espace qui constitue l'enjeu de la première conquête de l'eau. Une perception : la crainte de la stagnationLa proscription de toute stagnation aquatique est une idée récurrente pendant toute cette période qui impulsera l'action des dessécheurs jusqu'aux découvertes de Lavedan, cette conception sera partagée par les médecins, les ingénieurs, les préfets, voire les hommes politiques. Cette réputation d'insalubrité culmine jusqu'aux années 1850. Marais et étangs sont alors considérés comme fétides et malsains ; non seulement ils sont la source de pathologies mais encore ils entraînent la dégénérescence physique et morale de leurs habitants, affaiblissent les animaux domestiques et limitent les cultures.
Nous pensons que ces craintes sont issues plus fondamentalement du tabou de la fange. Elles résultent de la représentation mentale des marais et des étangs que l'on a à cette époque, c'est-à-dire de leur situation incertaine dans les classifications empiriques des éléments naturels (entre le solide et le liquide). Un espace marqué par les usages communautaires
Les marais et les étangs (Dombes, Brenne, Forez), vont longtemps rester organisés selon l'ancien système juridique basé sur l'appropriation des usages et non du sol. Ces terres humides constituent les terrains de parcours pour le bétail ; certaines parcelles, périodiquement à sec aux basses eaux, sont cultivées et considérées comme des communaux ; ailleurs on pratique le tourbage ou la cueillette de l'osier. Cet espace n'est donc pas aussi abandonné que les dessécheurs veulent le faire croire. C'est pourquoi, presque toutes les opérations de dessèchement que nous avons étudiées vont se heurter au moment des travaux à l'hostilité plus ou moins violente de leurs usagers habituels. Car ces riverains pensent, et souvent à juste titre, qu'ils sont spoliés. Quant aux métayers et petits propriétaires censés bénéficier des dessèchements, on constatera qu'ils sont le plus souvent accablés de taxes, voire de corvées pour l'entretien des ouvrages ; par contre les propriétaires des plus importantes parcelles retireront un avantage conséquent de leur position dominante dans les associations syndicales hydrauliques. Comment interpréter les discours sur le dessèchementOn peut distinguer deux périodes marquées par une certaine cohérence des discours :
La mise en place des dessèchements conforte le pouvoir des notables. Si l'on examine l'origine des déssècheurs on constate leur domination, plusieurs phases apparaissent :
La spéculation foncière reste le fondement du dessèchement. Il faut rappeler que jusqu'à la fin du 19ème siècle, les dessèchements sont effectués uniquement à la seule initiative du privé.
Malgré toutes les justifications médicales ou agronomiques il apparaît que leur mise en œuvre concrète dépend uniquement de la volonté des spéculateurs qui anticipent l'augmentation du prix des terrains après dessèchement. L'entreprise de dessèchement est donc essentiellement le résultat d'une volonté d'enrichissement, comme nous avons pu le noter dans notre étude des Dombes. On voit donc à travers l'expérience des dessèchements que l'argent contribue au contrôle des eaux. La maîtrise de l'eau est aussi un élément qui permet la domination foncièreLa maîtrise d'un réseau d'irrigation ou d'assainissement engendre une position dominante sur le territoire qu'il dessert et donc sur le foncier : "qui tient le réseau, tient le foncier". Cette maîtrise peut s'exercer soit par la concession, soit par le contrôle d'associations syndicales ; elle procure une situation de rente, source d'enrichissement mais aussi de pouvoir social. C'est cette perspective qui pendant la Révolution suscite l'intense activité spéculative d'une fraction de la bourgeoisie victorieuse soucieuse de reconstituer de grandes propriétés utilisant les techniques les plus modernes ; une partie de la noblesse légitimiste prendra le relais après 1830. Les aspirations de ces groupes apparaissent dans les débats de la Société Royale d'Agriculture ou dans les innombrables bulletins des Sociétés d'Agriculture, les publications savantes (Annales) et les journaux ; elles débouchent parfois sur des propositions de lois comme celle de Laffitte en 1833. Jusqu'en 1880, une partie de la bourgeoisie croit au capitalisme agricole. La maîtrise de l'eau pour l'irrigation ou les dessèchements rentre dans ce schéma. Mais ce n'est pas sa valeur intrinsèque qu'elle prend en compte c'est son action de bonification des sols. Ces travaux hydrauliques permettent la constitution d'un espace quadrillé, homogène, qui témoigne d'une rationalité productiviste (il s'oriente d'emblée vers les productions spéculatives propres à l'échange marchand). Mais cette volonté de construire une agriculture capitaliste sera contrecarrée par une large part de la bourgeoisie, hostile au développement d'une aristocratie foncière de type anglo-saxon qui remettrait en cause certains des notables locaux. Certains projets se heurteront également à l'opposition quelquefois violente de métayers et de petits propriétaires très attachés à leurs droits coutumiers remis en cause par ces travaux d'hydraulique. Jusqu'en 1880 le discours sur les utilisations agricoles des eaux courantes est sous-tendu par cette dialectique politique. Le fractionnement des usages utiles : la mise en place de filières (1840-1860)
De 1840 à 1850, un puissant mouvement d'idée renouvelle le discours des élites administratives et techniques sur l'aménagement des eaux. Il contribuera à accélérer le fractionnement des usages utiles des eaux courantes et leur mercantilisation. Un triptyque : hygiène – agriculture – industrieOn assiste tout d'abord à l'élargissement du champ d'étude de l'hydraulique grâce à une nouvelle approche scientifique ; l'eau n'est plus étudiée seulement comme un fluide, mais aussi sous sa forme moléculaire et gazeuse : l'hydraulique va se scinder en trois domaines cloisonnés, cela aura par la suite des conséquences institutionnelles:
On assiste à la mise en place graduelle d'une logique professionnelle qui définit les limites de chaque domaine, son produit, son image, sa fonction. Les Polytechniciens prennent une part déterminante dans ce processus, car les domaines de compétences se technicisent. L'extraordinaire polyvalence scientifique et technique des ingénieurs des Ponts et Chaussées apparaît à cette occasion : parallèlement aux applications concrètes de l'hydrodynamique qui ont fait leur renommée, ils effectuent une série d'expérimentations qui leur permet d'investir l'agronomie et l'hygiène publique. Pendant cette période, les usages des eaux courantes s'intensifient et se concurrencent provoquant des conflits d'intérêts générateurs de tensions entre les différents groupes d'usagers. En effet, la généralisation des barrages mobiles, des nouveaux moteurs hydrauliques, de l'irrigation, du captage d'eau potable pour les centres urbains, toutes ces nouvelles techniques demandent un apport d'eau de plus en plus important. Une tendance à l'autonomisation des différents usages des eaux apparaît également ; elle entraîne des rivalités d'expertise et de contrôle institutionnel.
Toutes ces rivalités déboucheront sur le cloisonnement administratif durable entre un service prestigieux doté de beaucoup de moyens qui se consacrera aux rivières navigables et flottables (celui de la navigation) et un plus modeste : celui de l'Hydraulique Agricole, chargé de gérer l'immense réseau des rivières non navigables et des ruisseaux. Une évolution des idéesAu début du Second Empire, trois éléments vont avoir une importance considérable sur l'aménagement des eaux courantes :
Au milieu du 19ème siècle, l'eau devient un outil
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