H2o Magazine

Eau & érotisme

Mots clés : eau, érotisme, plaisir, bain, nu, sexe, naturisme, nudisme, corps, scandale

EAU et érOtisme

Existe-t-il un rapport en l'eau et l'érotisme ? S'il existe, ce rapport est d'un caractère plus subjectif qu'objectif ; évident pour certains, il restera "imperméable" aux autres. C'est dans l'histoire des sociétés et des comportements qu'il convient de déceler ce qui est susceptible de rapprocher l'élément liquide des célébrations talentueuses ou médiocres du plaisir charnel.

par Pierre Emmanuel MAIN
h2o – mai 2000

 

L'eau n'est pas synonyme de plaisir, mais l'existence des "plaisirs de l'eau" est démontrée de facto par notre société de loisirs, multipliant les propositions pour occuper notre temps libre et notre corps (plus ou moins libéré), utilisant pour ce faire les images convenues de plages, de rivages et d'établissements où l'eau, matière première et outil principal, circule en abondance. En revanche, l'activité sexuelle, réelle ou suggérée, est bien synonyme de plaisir, même si cette activité s'exerce dans un encombrement d'interdits, de peurs, de tabous, dont la masse imposante, présente depuis des siècles, nimbe ce plaisir d'une aura de risque, voire de danger. Le plaisir serait donc un lien apparent, ou plutôt un point de convergence. Le lien est, en effet, beaucoup plus subtil.

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Si l'eau est source de vie...

 

Telle est la prémisse d'un syllogisme, imparfait mais perfectible, qui pourrait être construit à partir de l'eau, du sexe, et de la vie.

L'eau est source de vie, ontologiquement, existentiellement. Bien avant nos découvertes récentes sur les origines de la vie, Anaximandre, philosophe présocratique, nous enseignait que "...les premiers animaux naquirent de l'humidité", intuition (mais était-ce une intuition ?) confirmée, des siècles plus tard, par le père Teilhard de Chardin, de façon plus affirmative et lapidaire : "La vie est fille des eaux".

Cela pour les origines. Pour le présent, le quotidien, même schéma ; pas de vie possible sans eau. Mais la vie ne peut également se maintenir sans reproduction. Pas de sexe, pas de reproduction, et, si l'on s'en tient à l'espèce humaine, il semble bien que plaisir et reproduction sont liés, même si le plaisir n'a pas nécessairement la reproduction pour finalité. La vie se perpétue donc sur un fond de désirs et d'étreintes, jusqu'au jour où les manipulations génétiques permettront de se passer de l'étreinte. Qu'en sera-t-il alors du désir et du plaisir ?

En attendant ce "meilleur des mondes génétiques", le désir et le plaisir sont toujours "encadrés" ; la libération sexuelle des années 1960 et 1970 n'étant en fait qu'une délibération, un discours qui est loin d'être achevé, encore plus loin d'être serein.
C'est là qu'interviennent quelques parallèles entre l'eau et le sexe.

L'eau, comme l'air, est difficilement compressible. L'eau, comme le feu, est ambivalente : elle est nécessité, bienfait de la nature, mais aussi ravages, catastrophes... Comme l'eau (mais un peu moins), le désir sexuel est difficile à comprimer. Les religions pour la plupart, se sont efforcées de contenir ce désir et d'en réprimer les manifestations, en l'orientant vers un but unique : la procréation.

La montée du désir est aussi à l'origine de craintes, d'angoisses, tout comme la montée des eaux. L'expression "inondé(e) de plaisir" traduit cette hantise, désirée et redoutée à la fois, d'être submergé, englouti...

Cela est si vrai que les pratiques d'ascèse religieuse ou spirituelle recherchent toutes une maîtrise du corps par la coupure du désir. Pour la majorité des individus, les interdits (religieux ou moraux), les lois ont pour objet d'imposer des normes, de canaliser les pulsions. Pour quelques individus, la quête spirituelle, plus exigeante, implique l'abstinence sexuelle, c'est-à-dire une forme de sublimation, destinée à "dériver" l'énergie sexuelle vers l'énergie spirituelle.

Ce n'est pas sans analogie avec notre domestication de l'eau, matérialisée par les canaux, les barrages, les canalisations et les réservoirs, structures destinées à discipliner l'élément pour en tirer une énergie, une matière première, un confort...

L'homme n'est pas devenu puissant seulement par la maîtrise du feu ; sa puissance ne serait rien sans la domestication de l'eau. Les sociétés ont agi de même avec le désir, très certainement pour assurer leur survie et consolider leurs pouvoirs. L'excès d'eau est une calamité, l'excès de désir sexuel est une déviance dangereuse.

Ce parallèle, s'il n'établit pas pour autant une relation évidente entre l'eau et l'érotisme, laisse cependant supposer que l'une et l'autre ne sont pas des étrangers.

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Indices mythologiques

 

Eau et érotisme ne sont pas étrangers l'un de l'autre. Nous pouvons essayer d'étayer cette hypothèse en puisant dans le réservoir mythologique. Cette expression du socle subconscient des civilisations nous livre quelques indices. Le plus intéressant est, sans nul doute, la naissance d'Aphrodite (Vénus), déesse de l'amour, figure emblématique de l'érotisme classique. Aphrodite est née, indirectement, de l'étreinte d'Ouranos (le ciel) et de Gaia (la terre) ; jalousement à l'affût, Chronos (le temps) tranche les parties génitales d'Ouranos et jette le tout à la mer. Aussitôt, Aphrodite surgit des flots.

Par ailleurs, les modalités de cette naissance ne sont pas sans ressemblance avec le mythe d'Isis, recherchant dans le Nil les parties démembrées du corps d'Osiris, le sexe étant la dernière pièce, celle qui permettra la résurrection d'Osiris. Une stèle romaine, relative au culte d'Isis, nous livre cette invocation : "Jeunes filles qui vénérez les eaux sacrées. Rassemblez vous toutes (...) embrassez les parties génitales de Priapus". Cette citation, extraite du passionnant ouvrage de Pascal Quignard, "Le Sexe et l'effroi", documenté aux sources, clarifie la relation entre les eaux (sacrées) et le sexe (Priape). Plus loin, l'auteur écrit : "Le plaisir (voluptas) est la nature (...) sperme ou vague où prend corps Aphrodite". Ce n'est pas un hasard, même mythologique, si la déesse de l'amour, la mère d'Éros, est née (sinon fille) des eaux.

Corinthe, lieu de prostitution sacrée jusqu'en – 146, fut célèbre dans le monde antique pour ses hétaïres (il y en aurait eu plus de mille), prêtresses d'Aphrodite. Ces prostituées sacrées étaient vénérées et redoutées. Elles apportaient leur concours aux fêtes, aux cérémonies, et les Grecs sollicitaient leurs prières et leurs sacrifices avant d'entamer un combat, une affaire ou de prendre une décision. Ici, c'est la relation mer-Aphrodite-prostitution qui s'établit. Une relation qui témoigne de comportements sexuels différents des nôtres. Ainsi, les notables consacraient leurs filles nubiles non seulement au culte d'Aphrodite, mais aussi d'à celui d'Anahita, déesse des eaux, de la fertilité et de la procréation (le lien se forme à nouveau), vénérée par les Arméniens. Dans les temples d'Anahita, ces jeunes vierges devaient se livrer à la prostitution sacrée jusqu'à leur mariage.

Autres divinités "humides et fécondantes" : les Naïades ou Nymphes des eaux. Filles de Jupiter, elles étaient toutefois mortelles, bien que vivant plus de mille ans, et peuplaient les sources, les fontaines, les rivières et les fleuves. On distinguait à part les Océanides (nymphes marines) et les Néréides (nymphes des mers intérieures). Représentées comme de perpétuelles baigneuses, jeunes, gracieuses et souvent nues, les naïades doivent subir les assauts lubriques des faunes et des satyres. On ne pourra s'empêcher au passage d'évoquer l'autre signification du mot "nymphes" (au pluriel) : il ne s'agit plus des divinités de l'humide, mais des "petites lèvres" du sexe féminin, "voiles flottant sans pouvoir occlusif véritable", propres à l'espèce humaine, et "l'un des attributs les plus touchants de la féminité", selon la définition qu'en donne le Dr Gérard Zwang.

Les Naïades composaient souvent la suite de Diane (Artemis), soeur d'Apollon, divinité complexe (elle possède plusieurs noms, chacun accolé à une allégorie différente), personnifiant la chasteté et représentée sous la forme d'une infatigable chasseresse, armée et suivie d'une meute. La nudité de Diane, lors de son bain rituel après la chasse, surprise par Actéon (chasseur initié par Chiron) coûte la vie à ce dernier. Il y a là toute une symbolique du bain, de la nudité, du regard et du désir, avec la mort pour conclusion fatale, qui a été remarquablement décrite par Pierre Klossowski dans "Le Bain de Diane".

Autre regard "mortel" ; celui de Narcisse, chasseur lui aussi, qui a repoussé les avances de la nymphe Écho. Se penchant sur l'eau d'une source pour étancher sa soif, Narcisse découvre son image et en tombe amoureux. Si l'on "décompose" les séquences du drame, on remarque que l'eau intervient comme miroir, le miroir déclenche l'illusion d'un amour impossible (fascination), et l'illusion née du regard tue Narcisse. Ambivalence de l'eau, danger du regard, action funeste de l'illusion par l'image : que peut-on trouver de plus actuel ?

Ces faits mythologiques intègrent souvent la violence, les interdits, mais ignorent le péché. Or, le péché sexuel est bien le fondement de l'érotisme en Occident, comme l'a souvent souligné André Malraux. Et quel est le symbole de ce péché, quelle que soit la religion ? Le serpent, qui est aussi symbole de l'eau. Les pères de l'Église ont-ils fait le rapprochement eau – sexe – péché ? On peut le penser, puisque vers 325, St Grégoire interdit aux vierges de se baigner nues dans la mer. Craignait-il des "reproductions" d'Aphrodite ? Plus tard, Saint Athanase interdira aux ladites vierges de se laver d'autres parties du corps que le visage et les pieds. Injonction qui marque l'un des premiers conflits entre l'hygiène et la religion.

L'introduction du péché dans la pensée occidentale sera à l'origine de deux aspects singuliers mais explicites de la relation entre l'eau et un érotisme qu'il va contribuer à développer, via les interdits : l'utilisation du bain comme prétexte à représenter la nudité et son cortège de sous-entendus, et une lutte sournoise contre les "risques" de l'hygiène, ou, plus précisément, les dangers rassemblés dans le triangle eau – sexe – soins intimes.

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Deux modalités du bain

 

Les Romains ont poussé à l'extrême l'art du bain. Les Thermes (ceux de Néron, de Caracalla, de Dioclétien...) ont réuni l'excellence des techniques d'approvisionnement en eau (aqueducs, réservoirs, canalisations...), de chauffage (par le sol et les murs), d'architecture et de décoration. Art de vivre, ils ont joué un rôle social important parce que démocratiquement ouverts à tous, et parce qu'ils furent témoins et instruments de l'indépendance croissante de la femme romaine. En effet, du début de la période impériale jusqu'à l'interdiction formulée vers 146, nombre de citoyennes romaines ont fréquenté les thermes mixtes où l'on se baignait nu ; chose incroyable sous la République. Et même si les activités offertes aux habitués des thermes étaient trop nombreuses pour que l'on puisse établir un lien certain et durable entre l'usage de l'eau et d'éventuelles relations sexuelles, il est établi que ces établissements favorisèrent des "rencontres" qui n'avaient rien d'innocentes.

Le lien est plus précis lorsque l'on évoque les "étuves" médiévales. Ces bains publics (on en comptait plus de cent dans le Paris du Moyen-Âge) furent effectivement, lorsqu'ils étaient mixtes, des lieux de rencontres, d'échanges, et même de prostitution. Le fait nous est attesté par l'iconographie de cette époque, mais aussi par les causes de fermeture des étuves. Leur disparition fut autant le fait des foudres du clergé, scandalisé par le caractère luxurieux de certaines étuves, que des ravages causés par les grandes épidémies de la fin du Moyen-Âge.

Ces pandémies meurtrières, considérées comme un châtiment du Ciel, fournirent un argument décisif aux tenants d'un puritanisme pur et dur, avec pour finalité la répression des pulsions. Dans le même temps, elles modifièrent le rapport à l'eau et à la nudité. L'eau, considérée comme vecteur probable de la contagion, devint suspecte et réservée à un usage purement nutritif ou médical. La nudité, naturelle au Moyen-Âge, fut présentée comme une provocation au péché.

La conception de l'hygiène en fut transformée puisque, dès le XVIème siècle, on entre dans l'ère de la "toilette sèche" : onguents, pommades, poudres et parfums, se substituent à l'usage de l'eau et du savon, d'ailleurs fort rare. La propreté se fixe alors sur le vêtement, censé protéger des "miasmes", alors que se développe une médecine des "humeurs", c'est à dire une médecine "expectante", les humeurs nocives devant être évacuées par des pertes naturelles : sudation du sujet fébrile, vomissements spontanés ou provoqués, excrétions favorisées par le clystère et, last but not least, saignées répétitives. Dans la majorité des cas, on demeurait dans l'élément liquide, assez loin, il est vrai, d'un quelconque érotisme. Et pourtant...

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L'eau, le nu, le sexe...

 

La représentation de l'eau, en tant qu'élément, passe par une allégorie commune aux peintres, graveurs et sculpteurs : une femme nue, appuyée ou soutenant de son bras gauche une urne d'où s'écoule le liquide. C'est le thème de la "Source", lequel renvoie à celui de la fertilité. Il faut, bien entendu, distinguer l'eau des sources et des cours d'eau, qui apaise la soif et fertilise les terres, de l'eau des mers et des océans, qui nourrit grâce à l'activité de la pêche, mais n'abreuve et ne fertilise pas. La première est également utilisée pour la toilette, et les deux autorisent la baignade.

La nudité de l'allégorie "Source" fait pendant à celle de Vénus sortant des flots marins, établissant un rapport direct entre l'eau et le nu, fort utile aux artistes, mais aussi un rapport, moins explicite, avec la sexualité. Disons que le premier est exotérique, et que le second est ésotérique.

L'orifice de l'urne, d'où s'écoule en abondance le précieux liquide, peut être interprété comme un "sexe déporté". C'est grâce à cette eau que les semences vont germer, puis donner naissance aux plantes et végétaux nourriciers. La Source est indispensable à Démeter, déesse de la terre cultivée et fécondée. Or, sur la scène du théâtre mythologique, intervient Baubo, la vulve mythique, personnification du sexe féminin. Dans la tradition orphique, c'est Baubo qui, en exhibant sa vulve à Déméter, la console de l'enlèvement de sa fille Proserpine, et lui redonne la joie, évitant ainsi à la terre de redevenir stérile. La vulve de Baubo était exhibée dans le temple d'Eleusis, célèbre pour ses "mystères", en compagnie d'un phallus, ce qui indique un rapport symbolique avec les organes sexuels masculins et la copulation. Ultérieurement, la vulve de Baubo fut remplacé par un coquillage dont les replis évoquent le sexe féminin. Ce n'est donc pas fortuit si, en illustrant la naissance d'Aphrodite, les peintres la représentent sortant d'une conque marine, laquelle symbolise l'organe féminin, fécondé par le sperme d'Ouranos. On voit combien ce motif pictural, en apparence innocent, dissimule tout un discours en relation directe avec la sexualité.

Ainsi l'eau appelle, allégoriquement, le nu, et cette nudité, par des voies détournées, symbolise la pulsion sexuelle et ses effets : plaisir et désir avec Vénus, Eros ; reproduction avec la Source, Baubo et Déméter.

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Le bain prétexte

 

On comprendra sans peine combien le thème de l'eau, sous ses formes allégoriques, riches de significations cachées, va devenir indispensable aux artistes pour représenter le nu féminin, et l'"érotiser" en repoussant autant que possible les limites imposées par la religion, la décence, les censeurs, et les regards du public, regards qui, nous l'avons vu avec Diane et Narcisse, peuvent être dangereux pour celui qui contemple, comme pour l'artiste, qui a donné à contempler.

Les peintres éprouvant un impérieux besoin (désir) de produire du nu (genre des plus difficiles avec le portrait, et auquel se mesure le talent), ils eurent recours aux différentes déclinaisons du thème de l'eau, puisant aux "sources autorisées", c'est à dire mythologiques et bibliques, en utilisant deux artifices : le bain et la toilette. On peut, à ce titre, parler du  bain prétexte", voie permissive, bien qu'étroitement balisée, pour associer l'eau, le corps dénudé, et le sexe, ce dernier étant théoriquement absent, mais implicitement présent, à savoir moins exprimé par l'artiste (lequel joue les Ponce Pilate ou l'ignorance) que celui ou celle qui regarde l'oeuvre, soit en s'en défendant, soit en y pénétrant avec ses fantasmes, sa part de secret, ses prolongements intimes...

Le Musée Imaginaire du bain prétexte commence (en partie) au Moyen-Âge, servi par des auteurs anonymes (enluminures, peintres de fresques, de vitraux, graveurs sur bois, sculpteurs...) qui inaugurent le catalogue des thèmes convenus : mythologique (la toilette de Psyché, le bain de Diane) biblique et religieux (le Paradis terrestre), mais ouvrent également le répertoire du bain privé (bain de mai, bain de la Dame, étuves...) avec une liberté qui sera sans suite. Rappelons que la nudité est chose naturelle au Moyen-Âge (on dort nu dans le lit, on se baigne nu), et si la notion de péché existe, la nudité n'en est pas encore la première marche...   Les enluminures des manuscrits nous permettent de jeter un oeil indiscret dans les étuves où les deux sexes se font face, assis dans la même "ballonge", et ne se contentent pas de se regarder.

Au cours des XVème et XVIème siècles, la présence masculine s'efface et le bain devient réellement prétexte. L'homme, quand il est présent, n'est plus qu'un voyeur (Suzanne et les vieillards, scène de bain biblique, traitée par Le Tintoret), ou qu'un faire-valoir mythologique (Diane et Actéon, par Le Titien). Le thème majeur, la Naissance de Vénus, fait une entrée magnifique avec Botticelli, tandis que Le Primatice et François Clouet peignent Diane au bain. L'Ecole de Fontainebleau traite ces différents thèmes et Lucas Cranach celui de la Nymphe à la source.

Au XVIIème siècle, la déshérence du bain assèche le thème. À l'unisson, Rubens et Rembrandt choisissent le personnage biblique de Bethsabée, tandis que Vélasquez, qui a commis le portrait d'un inquisiteur, ose une Toilette de Vénus. L'Eglise étant le principal donneur d'ordre, le nu doit être chaste, subordonné à un discours édifiant. Y ajouter l'élément liquide, dont on se méfie, devient perturbateur. Le nu y perd son contenu érotique et les grands maîtres, comme Poussin, préfèrent inclure leurs symboles dans des paysages.

Une modification sensible se produit au XVIIème. La rigueur morale du Grand Siècle se délite. Les baigneuses se font plus mutines : la Suzanne de Jean-Baptiste Santerre est nettement plus appétissante que celle du Tintoret, la Diane de Boucher, comme celle du baron Gros (datée 1791) est moins une déesse qu'une bergère ou une marquise délurée. Enfin, on entre dans l'intimité de la toilette privée, sans référence mythologique, avec les nombreuses scènes de Pater, les compositions ovales de Boucher (dont l'une d'elle nous renseigne sur l'usage d'un appareil tout nouveau, le bidet), et cette voluptueuse Sortie de bain de Mlle Duthé, comédienne et courtisane dont Perin-Salbreux nous dévoile les appâts. Il y a dans ces compositions une liberté (c'est à dire un libertinage sous-entendu) et une légèreté que l'on ne retrouvera pas au siècle suivant, un érotisme frais qui contraste avec celui, plus lourd, plus agressif, mais aussi plus dense des toiles "scandaleuses" du XIXème.

Car c'est au cours de ce siècle de fer que va exploser le bain prétexte, dans une débauche de corps somptueusement dénudés, en grand format...

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Toiles scandaleuses

 

Ce qui va singulariser le thème du bain prétexte au XIXème siècle, c'est, pour la majorité des oeuvres, l'admirable rendu du modelé des chairs, des formes, l'accroche de la lumière par la montée des couleurs sur ces corps féminins qui ne sont que les anatomies charnues des modèles choisis par les peintres, mais qui sont devenus autant de corps de divinités. Ils semble que tous ces artistes aient pris pour référence ce précepte d'Ingres : "L'art n'est jamais à un aussi haut degré de perfection que lorsqu'il ressemble si fort à la nature qu'on peut le prendre pour la nature elle-même...". On en vient à se demander si cette profession de foi ne manifeste pas une tentative d'introduire une distance définitive avec la photographie, intuitivement d'abord, avant et pendant son apparition, par défi ensuite, après que celle-ci se soit d'emblée emparé du nu, dans un but tout autant érotique qu'artistique. Plan improbable, mais la puissance émotive contenue dans ces tableaux distancera effectivement la photographie, et de loin, malgré la certitude de réalisme qu'elle comporte.

Libérés de la tutelle religieuse par la Révolution, les peintres doivent néanmoins composer avec une morale laïque qui va devenir, au fur et à mesure que le pays s'industrialise, la morale dite bourgeoise, celle de la classe devenue dominante. Nous verrons comment s'effectue cette composition, mais elle commence par l'élargissement des thèmes utilisés ; aux thèmes classiques (mythologie et toilette), vont s'ajouter trois autres : l'Antique (né des fouilles de Pompéi), l'Orientalisme, et les bains de mer.

Thème par thème, se précise le rapport entre l'eau et le nu, l'érotisme de ce dernier n'étant pas affiché (excepté chez Ingres et Courbet), mais subjectivement dosé par le regard des "contemplateurs", qui y trouveront ce qu'ils cherchent, ou ne cherchent pas.

  • Le thème de la toilette est bien servi par Jean-Baptiste Mallet (Salle de bains gothique de 1810 et plusieurs scènes de bain) et va intéresser particulièrement Degas, lui inspirant de superbes pastels (Femme dans son tub  de 1883), comme Bonnard, illustrant les ablutions de son épouse Marthe, et la photographiant pour préparer ses croquis.
  • Le thème "oriental" va inspirer Gérôme (Le Bain maure  de 1874), Debat-Ponsan (Le Massage  de 1883), et servir de prétexte à Ingres pour une "compilation" sulfureuse (Le Bain turc ) qui fait encore aujourd'hui couler beaucoup d'encre.
  • Le thème "antique" se traduit le plus souvent par des reconstitutions imaginaires de thermes romains ; très prisé des peintres anglais (dont Sir L. Alma-Tadema), il sera traité avec sobriété par Chassériau (Le Tépidarium de Pompéi).
  • Le thème des Nymphes conserve la cote auprès de deux célèbres "pompiers", Alexandre Cabanel et William Bouguereau, et retiendra l'attention de Manet à ses débuts (La Nymphe surprise  de 1861).
  • Le thème de la Source va impliquer fortement trois maîtres : Ingres (qui travaille son sujet pendant trente ans), Courbet et Corot. Tous trois paraissent vouloir condenser dans cette allégorie l'essentiel de leur art.
  • Quant au thème de la naissance d'Aphrodite, il va rassembler une véritable académie avec Chassériau, Ingres, Cabanel, Bouguereau, Gustave Moreau, Calbet, Gervex... Il faut comparer entre elles ces "naissances", hiératique chez Moreau, d'un érotisme latent lourd comme un parfum corsé chez Ingres, Cabanel et Bouguereau. Une sorte d'apothéose finale avant l'abandon des références mythologiques.
  • C'est le thème des Baigneuses qui vient clore la liste. Toujours actuel, il va inspirer presque tous les artistes, à commencer par ceux qui sortent des ateliers pour saisir la lumière et le réel, et qui n'ont plus besoin d'invoquer la mythologie : Renoir, Seurat, Cézanne, Vidal, Valadon Lebasque, voici quelques noms, connus et moins connus, parmi tant d'autres. Soulignons ceux de Renoir, dont la prédilection pour ce thème est à l'origine d'une importante production, et de Cézanne qui le considérait comme un "genre" à part entière.

Beaucoup parmi ces toiles ont fait scandale, soit pour leur "impudeur", soit pour leur réalisme, soit encore pour leur facture artistique. Aucune n'a laissé indifférent. Par l'intérêt qu'elles ont provoqué, elles contribuent à prouver le lien qui relie l'eau, le nu et l'érotisme, même bien pensant, de leur siècle.

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Les autres registres du bain prétexte

 

Le thème des baigneuses est inépuisable. Il sévit tout au long du XXème siècle, avec une particularité : l'apparition, sur certains nus, de la pilosité pubienne bannie au siècle précédent, le fameux "triangle de Vénus", alors que les autres artistes conserveront le pubis glabre des maîtres. Mais la production picturale va être largement dépassée par celle, quantitative, de la photographie, s'abritant derrière l'étiquette "artistique". La photographie ne se privera d'ailleurs pas de singer la peinture dans le choix des sujets et les attitudes des modèles. Elle exploitera donc largement le thème du bain et de l'ensemble de ses variantes. Soumise aux mêmes règles que la peinture, elle se verra contrainte de gommer soigneusement la pilosité, ce jusqu'à ce que la censure baisse les bras, ce qui aura pour effet d'établir une lointaine analogie entre les baigneuses de la Vie Parisienne et celles de Cabanel ou Bouguereau.
Ainsi, du XVIIIème à la seconde moitié du XXème siècle, qu'il s'agisse de dessins, estampes, peintures ou photographies, l'exhibition des toisons, comme celle de la vulve, appartiendra au circuit parallèle des images circulant "sous le manteau", en compagnie des oeuvres pornographiques, dont la production va alimenter le secteur des "curiosa", bien connu et apprécié des collectionneurs.

Le cinéma va suivre une voie parallèle. Les scènes de bains seront nombreuses, introduites par les réalisateurs sous différents motifs : reconstitutions pseudo-historiques, scènes d'intérieur (salles de bains, toilette) ou d'extérieur (piscines, rivières, cascades, bains de mer...).

L'objectif n'est pas toujours de réaliser une séquence érotique, ou de mettre en valeur la plastique d'une actrice, il peut viser à promouvoir l'hygiène, le sport, les installations sanitaires modernes, ou bien des équipements de standing, comme la piscine. Comme pour la photographie, l'évolution des moeurs va contraindre la censure à devenir de plus en plus libérale, dans le cadre d'un modus vivendi  qui distingue aujourd'hui trois types de productions : un cinéma "classique" (qui peut comporter ou non une séquence érotique), un cinéma à vocation érotique (condamné à disparaître car médiocre et soumis à des règles frustrantes), et le cinéma X, ghetto confiné d'abord aux salles spécialisées, mais désormais domaine exclusif des productions vidéo.
Quel que soit le "support", la permanence du rapport entre l'eau, le sexe et le nu reste affirmée. Ajoutons qu'à partir du moment où les productions sont affranchies des contraintes de la censure, le bain (où la présence de l'eau) cesse d'être prétexte. Dans l'univers du X, tout est pratiquement permis (mais étroitement surveillé), et pourtant, l'utilisation de l'eau, sans être systématique, est toujours d'un recours fréquent, ce qui fait d'autant mieux apparaître son rôle de complément ludique et son intervention dans les fantasmes exploités.

On ne saurait clore ce propos sur les productions X sans faire allusion aux inévitables exhibitions du sexe féminin. Celles-ci ne peuvent-elles être interprétées comme autant de références, inconscientes et involontaires, au culte de Baubo, y compris quand elles sont assorties d'objets représentatifs du phallus (olibos ou godemichés), instruments qui ont allègrement franchi les siècles, passant du sacré au profane, avec l'aisance que leur confère leur fonction ? Dépourvues de tout contenu ésotérique, ces exhibitions pourraient traduire bien autre chose que la satisfaction d'une curiosité naguère jugée malsaine, aujourd'hui tolérée, mais toujours plus ou moins suspecte, et combleraient le vide laissé par la disparition des fêtes et cérémonies dédiées aux cultes de Vénus et de Priape, en compensant un siècle d'interdictions où l'hypocrisie tenait une large part. Nous le verrons plus loin, c'est une hypothèse proposée par la sociologie.

Par ailleurs, il convient aussi de faire une allusion à l'ondinisme (ou urophilie), terme traduisant l'excitation par l'urine. Cette "perversion", elle aussi connue dans l'antiquité, fréquente dans la littérature érotique (chez Pierre Louys, par exemple), curieusement de plus en plus présente dans les productions vidéo actuelles, manifeste un rapport très étroit et très intime entre un élément liquide (qui certes ne peut être comparé à l'eau, mais présente une analogie "déviante" avec le thème de la Source) et un certain plaisir sexuel.

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Du naturisme au nudisme

 

Le rôle évident de la nature dans les différents développements qui précèdent incite à prendre également en compte le phénomène du naturisme et du nudisme. Apparu à la fin du XIXème siècle, le naturisme fut encouragé par un petit nombre de médecins hygiénistes d'Europe du Nord. Ces praticiens obtinrent, après une longue lutte, une première victoire remportée contre l'usage du corset féminin. L'abolition du corset n'a rien d'anecdotique, c'est un phénomène important qui va imprimer un changement déterminant au vêtement féminin, initier la libération du corps et donc une libération plus politique. Dans un but thérapeutique, les hygiénistes préconisèrent également les bains d'air et de soleil, de très courte durée et dans la discrétion la plus absolue, mais dans le plus simple appareil. Ces pratiques, très marginales au cours des années 1900, s'inscrivaient toutefois dans un contexte d'urbanisation croissante, d'insalubrité des logements, et de progression de l'alcoolisme. Ce contexte favorisa le développement du sport, la pratique de la gymnastique, et un début de retour à la nature exprimé de façon symbolique par les arts appliqués, avec l'exubérance végétale de l'Art Nouveau, particulièrement remarquable dans les productions de l'École de Nancy.

Le naturisme participait de ce mouvement en se voulant une forme de réconciliation du corps avec la nature, et l'approche, vaguement idéologique, d'une vie saine, faisant intervenir, selon les cas, des références à l'antiquité grecque, aux régimes végétariens, ou la recherche d'un "état adamique". Les théoriciens français les plus sérieux et les plus compétents de cette approche furent les médecins Gaston et André Durville. Il n'y avait là rien d'érotique, bien que les pionniers du naturisme furent tous suspectés d'intentions douteuses. Réaction inévitable d'une société dont la pruderie constituait le socle d'airain de sa morale.

Sévèrement confinée, la pratique du naturisme se perpétua tant bien que mal jusqu'à l'après-guerre. À partir des années 1950, elle trouva un essor nouveau avec le développement des loisirs et des congés payés. Or, si la majorité des camps naturistes furent implantés en bord de mer (ou de rivière), c'est également vers les rivages de l'Atlantique et de la Méditerranée que se dirigeait le flux croissant des vacanciers, grâce à l'automobile. La libération des moeurs allait logiquement fournir des adeptes nouveaux au naturisme, mais beaucoup de ces derniers, en quête d'un hédonisme sans contrainte, ne souhaitèrent ni s'associer à l'idéal naturiste des fédérations, ni se contenter des espaces chichement réservés au nu intégral.

C'est ainsi que se développa un phénomène nudiste, dit naturisme "sauvage", avec plages improvisées, aussitôt interdites, et dont la répression fut assez comique pour fournir les séquences bien connues du "Gendarme de Saint-Tropez". On accorda donc aux nudistes des espaces organisés ou tolérés. Où ? En bord de mer évidemment. Et le plus connu de ces espaces organisés est, en France, l'impressionnant complexe du Cap d'Agde, qualifié aujourd'hui de "capitale du voyeurisme et de l'échangisme". Cet avatar du naturisme est considéré par le sociologue Michel Mafessoli comme une manifestation de "valeurs dionysiaques" ! Mieux, le sociologue y voit une "réappropriation collective du sexe", à l'image des structures qui existaient dans les anciennes civilisations. Sans aller jusqu'à cette interprétation audacieuse, nous constatons, une fois de plus, et de façon probante, le rapport entre l'eau, le nu et le sexe.

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L'eau confidente des corps

 

Il apparaît donc bien que l'eau, indispensable à la vie, est également un facteur d'érotisme, non par accident, mais par essence, car les origines de ce rapport sont profondes et lointaines. C'est l'un des aspects positifs de l'ambivalence de l'élément liquide dont la puissance peut aussi tout dévaster, tout engloutir. L'eau est source, l'eau est déluge.

Entre les deux, se situe l'eau facteur d'équilibre. C'est cet aspect qui se développe actuellement dans nos sociétés post-industrielles où l'eau ne sert plus seulement à entretenir la propreté du corps, mais contribue à sa détente, son apaisement, voire sa guérison.

Dans l'habitat, la salle de bains est en passe de cesser d'être le lieu où l'on se lave pour devenir celui où les tensions et les douleurs du quotidien sont apaisées par des baignoires et des cabines de douche équipées de systèmes d'hydromassage, ou bien des spas profonds et conviviaux. Selon les cas, et l'espace exploitable, la salle de bains peut également bénéficier d'équipements fitness, d'une cabine hammam, d'un sauna.

À l'extérieur de l'habitat, les piscines se démocratisent, les centres de thalassothérapie et les établissements thermaux proposent des cures de remise en forme, de vitalité, où le corps est choyé, baigné, arrosé, enveloppé et massé. L'eau ainsi utilisée devient un élément d'équilibre, une voie pour retrouver l'harmonie entre le corps et l'esprit, l'unité ontologique. Cette tentation de confier son corps à l'eau, c'est un peu prendre l'eau comme confidente du corps et lui abandonner ce qui part de l'esprit pour se propager douloureusement aux organes.

Il y a, dans cet essor de l'hydrothérapie moderne, quelque chose qui vient de très loin, comme une référence à des rites dont nous avons perdu l'origine et le sens. Là où ne pensons voir que les produits de l'innovation technologique, se cache peut être un secret qui ne veut pas mourir, et que nous perpétuons sans le savoir. C'est vrai pour l'érotisme "affiché" de notre temps, qui, bien considéré, n'est jamais qu'une réinvention, ou recréation, de celui des temps anciens. C'est probablement vrai pour notre relation à l'eau.

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 ResSources
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