H2o Magazine


Eau marchande
Comment l'eau courante est devenue une marchandise

Mots clés : associations syndicales hydrauliques, bassin hydraulique, eau courante, eau marchande, énergie hydraulique, houille blanche, marchandise, processus de marchandisation

EAU MARCHANDE

Comment l'eau courante est devenue une marchandise

 

Jean-Paul HAGHE
géographe – maître de conférences à l'IUFM de Rouen

article extrait de sa thèse Les eaux courantes et l'État en France 1789-1920
Du contrôle institutionnel à la fétichisation marchande

soutenue sous la direction de Marcel RONCAYOLO
École des Hautes Sciences en Sciences Sociales – EHESS, 1998
H2o – avril 1999

images d'archives transmises par l'auteur ou extraites de l'ouvrage
L'eau de Paris, Marc Gaillard, Photographies Claude Abron et  Archives – Éditions Martelle

 

Dans nos sociétés contemporaines, certains éléments de la nature tels l'air ou l'énergie solaire échappent encore à l'appropriation privée et au commerce, mais ce n'est plus le cas de l'eau qui est devenue un objet politique et économique majeur.

La même molécule d'eau sera considérée différemment selon les diverses étapes de son cycle ; lorsqu'elle se trouve dans l'atmosphère, les océans ou compose les êtres vivants, elle reste encore un élément sans valeur marchande, mais dans son cycle terrestre elle est devenue un objet appropriable ayant un prix ; elle est intégrée au marché. Ainsi, "l'eau courante" devient une marchandise. Elle apparaît même aux grands groupes industriels qui la distribuent et l'assainissent comme l'un des principaux marchés du 21ème siècle. Selon la Banque Mondiale, il faudrait investir 180 milliards de dollars par an pour éviter une crise majeure en 2025.

Face aux réticences des usagers à accepter cette évolution marchande, faut-il leur répondre "qu'il serait temps de considérer l'eau comme une denrée négociable au même titre que le pétrole, le bois ou le charbon et de la faire payer cher parce qu'elle n'est pas inépuisable."

L'application du référent monétaire aux utilisations des eaux courantes est toujours présentée par les experts comme étant incontournable. Dans les pays développés, ce référent régule l'ensemble des rapports qu'entretiennent entre eux usagers, riverains, groupes industriels, puissance publique (par le prix et le coût, les taxes et les subventions) ; partout, il domine largement les exposés des spécialistes qui dirigent l'anthropisation du milieu aquatique terrestre.

Cette situation qui est présentée comme fatale fait pourtant l'objet d'analyses critiques, mais les enquêtes et les recherches universitaires portent surtout sur les conséquences de cette marchandisation ; ses origines et son développement historique sont rarement analysés par les spécialistes de l'eau.

C'est pourquoi il nous a paru indispensable, pour comprendre ce qu'est l'eau dans notre société, d'effectuer au préalable un long retour sur le passé ; nous examinerons dans le cadre de la France, quels ont été les processus intellectuels et sociaux qui ont conduit à l'intégration des eaux courantes au marché ?

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Tout est déjà joué avant les années 1960

 

Les années 1960 sont toujours présentées comme déterminantes pour cette évolution car c'est alors qu'un puissant lobby scientifique, industriel et financier a pu imposer ses normes sur cet espace encore largement gratuit. Cette période est donc riche en transformations et ruptures :

rupture juridique : les pays capitalistes développés adoptent des législations visant à assurer la gestion intégrée du cycle des eaux terrestres, qui entraîneront une refonte des systèmes organisationnels ;
rupture lexicale marquant le nouveau mode de pensée : dans le discours technique et administratif le terme de "gestion" se substitue à celui "d'aménagement" des eaux ;
domination de la technostructure dans les mécanismes décisionnels au dépends de l'usager qui se trouve dépossédé de tout pouvoir réel ;
extension du monopole discret de grands groupes capitalistes sur des pans entiers du cycle de l'eau (cette évolution s'accentuant avec le triomphe de la pensée néo-libérale des années 1980).

En France, ces nouvelles orientations apparaissent dans les travaux de la Commission Eau du 4ème plan. Cette équipe, composée d'une soixantaine d'ingénieurs et d'administrateurs civils formule des propositions qui marquent une rupture fondamentale dans l'histoire de l'hydraulique française. Reprenant l'approche Pigouvienne, sous couvert de lutte antipollution, ils donnent une valeur monétaire à tous les usages des eaux courantes, et instaurent un nouvel échelon de décision indépendant des échelons traditionnels : les agences financières de bassin.

Pourtant, une mise en perspective historique montre que les transformations des années 1960 ne sont que l'aboutissement d'un long processus d'intégration au marché. En effet, à cette date, les eaux courantes sont déjà structurées en filières d'usages (hydraulique agricole, assainissement et eau potable, eau à usage industriel, hydroélectricité), dont certaines sont dominées par des groupes industriels (distribution-assainissement, travaux publics, fabricants de tuyaux) ; toutes fonctionnent déjà selon des dispositifs législatifs, institutionnels ou idéologiques qui leur permettront d'intégrer facilement le marché.

Il nous semble donc indispensable de remonter dans le temps pour trouver les racines de cette marchandisation.

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Un processus de marchandisation qui s'articule en deux phases

 

La mise en place de l'objet "eau"

Il y a d'abord la mise en place de l'objet "eau" qui est inséré progressivement dans le champ économique. C'est-à-dire qu'il y a constitution graduelle d'une série de référents qui vont définir de quels usages de l'eau sera composé chaque secteur, quelles seront sa fonction et son image. Parallèlement se développe un corps d'experts et de groupes d'usagers ayant un discours cohérent. Ces acteurs énoncent ce qu'il leur semble "utile" de faire et mettent en place une logique professionnelle, des réseaux d'influence et des structures institutionnelles.

Notre première hypothèse est que dans cette mise en place qui semble débuter en France à la fin du 16ème siècle, l'État va prendre une part décisive.

Notre deuxième hypothèse est que jusqu'à la fin de la première moitié du 19ème siècle, ce processus est largement lié à l'évolution du monde agricole, à ses innovations techniques et aux idées et pratiques agronomiques.

La Révolution, en remettant en cause une grande partie des structures organisationnelles des eaux courantes crée une nouvelle donne. Notre troisième hypothèse est que c'est au cours de cette période que s'élaborent concrètement les cadres normatifs et institutionnels qui vont structurer jusqu'à nos jours les différents usages des eaux.

Pendant la Révolution, un cadre territorial et institutionnel est fixé pour l'administration du réseau hydraulique : les services centraux dirigent les rivières navigables et flottables, tout le reste du réseau entre dans le domaine des services départementaux ; dans les deux cas l'expertise devient le monopole du corps des Ponts et Chaussées. Une réglementation unitaire se substitue aux usages locaux, ce qui démontre la volonté "d'uniformiser" et de stabiliser tout le réseau hydraulique. Mais cet arsenal juridique restera symbolique car il aura peu d'impact sur les réalisations concrètes ; cependant, on peut considérer que c'est la première étape permettant de fonctionnaliser les eaux courantes.

Les années 1840-1850 seront déterminantes : selon notre quatrième hypothèse, c'est alors que se mettront en place les structures normatives et institutionnelles qui permettront aux eaux courantes de devenir un objet économique.

Quatre secteurs cloisonnés vont ainsi apparaître et se développer jusqu'aux années 1960 : le secteur de l'eau potable et de l'assainissement urbain qui est lié au développement du mouvement hygiéniste ; celui de la navigation fluviale et de l'hydraulique maritime dans lesquels s'illustreront les Ingénieurs des Ponts et Chaussées ; celui de la force hydraulique qui connaîtra une expansion extraordinaire après 1880 ; celui de l'hydraulique agricole, en particulier de l'irrigation. Une analyse approfondie de cette étape nous parait donc essentielle; elle nous permettra de constater qu'à partir de 1850, l'objet "eau" est définitivement mis en place.

Pendant toute cette période (jusqu'en 1880), l'eau n'est pas encore considérée par le monde rural comme une matière première ayant une valeur intrinsèque mais comme un moyen d'augmenter la valeur foncière du sol, en le desséchant ou en l'irriguant.

La deuxième phase verra la stabilisation des eaux courantes

Il s'agit à la fois de rendre durable et permanente la division des usages en filières par des normes législatives et institutionnelles et de mettre fin aux variations physiques du milieu aquatique par le calcul et la technique. En effet, la soumission des eaux courantes à l'abstraction marchande passe par leur division fonctionnelle et par la normalisation des effets utiles par l'artificialisation (toute économie marchande repose par définition sur la prévalence de l'échange sur l'usage, ce qui signifie que les eaux courantes doivent être fragmentées, puisque seuls des fragments de la nature peuvent s'échanger – s'acheter et se vendre -, et simultanément qu'elles soient homogénéisées, puisque l'entrée dans l'échange suppose la transformation de la particularité qualitative en uniformité quantitative).

Ces deux processus, fonctionnalisation et artificialisation, sont issus de rationalités techniques, de référentiels idéologiques ou de rapports de force entre usagers ancrés dans le 19ème siècle.

De nombreuses études ont décrit et analysé de façon exhaustive ces phénomènes dans le cadre urbain ; l'essentiel de notre analyse a donc porté donc sur les enjeux "ruraux" des eaux courantes au 19ème siècle ; c'est-à-dire sur ce qui concerne les rivières "non navigables ni flottables", les premiers réseaux modernes d'irrigation ou de défense contre les crues et le monde des usiniers utilisateurs de la force hydraulique.

Ces préliminaires étant posés, notre cinquième hypothèse est que la période de la fin de la Restauration au début du Second Empire voit une accélération du fractionnement des usages "utiles" qui seront organisés en filières. Ce phénomène, nous semble issu d'un mouvement dialectique entre la concurrence exacerbée des riverains pour l'accès à certains usages des eaux et la mise en place concomitante d'une logique professionnelle et institutionnelle pour leur encadrement.

L'intensification de l'usage des eaux courantes s'accompagne selon nous d'une mise en ordre qui débouchera concrètement sur la création du Service de l'Hydraulique. Nous verrons que la mise en place de ce service est extrêmement difficile et entraînera un cloisonnement administratif durable. À  partir de 1848, les services de l'hydraulique s'opposeront à ceux des Travaux Publics et cette rivalité aura des conséquences fondamentales dans l'organisation de l'administration de l'eau jusqu'à nos jours.

De cette dynamique de mise en ordre, résultera un nouveau découpage territorial : les Associations Syndicales Hydrauliques. Ce nouvel échelon administratif connaîtra son apogée vers 1900 car il regroupera alors pratiquement tous les usagers des diverses applications des eaux à l'agriculture ; cette institution est donc essentielle dans l'histoire de l'hydraulique. Sa forme sera d'ailleurs reprise pour les remembrements faits pendant l'entre-deux guerres.

Notre sixième hypothèse est que cet outillage institutionnel, du moins jusqu'aux débuts de la IIIème République, restera essentiellement symbolique, il semble y avoir eu inflation de réglementation, de projets et d'études mais peu de concrétisations sur le terrain. Certains des protagonistes furent d'ailleurs qualifiés "d'agronomes de salon"...

Cette opération fondamentalement idéologique contribuera à façonner radicalement les nouvelles représentations sociales des eaux courantes, à savoir : une juxtaposition d'usages économiques. Nous pensons, et c'est notre septième hypothèse, que la période 1880-1920 est capitale dans le processus d'intégration des eaux courantes au marché. En effet, en 1919, la force gravitaire des eaux entre totalement dans le circuit marchand à la suite d'une nouvelle législation. Cette loi marque une rupture conceptuelle dans l'histoire de l'hydraulique qui aura aussi une influence sur la définition des principes et des limites de l'utilité publique.

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À  la Révolution, l'eau commence à devenir une valeur sûre

 

La victoire politique de la bourgeoisie en 1789 entraîne un bouleversement profond de la pratique sociale des eaux courantes.

Une action engagée à partir de déterminants anciens

Mais cette action est engagée à partir de déterminants séculaires. Nous nous sommes rendus compte qu'une part des référentiels idéologiques et même certaines rationalités techniques qui animaient les acteurs de la période révolutionnaire étaient très anciens. Ils ont trait au rapport homme/eaux courantes que l'on trouve dans les sociétés européennes avant le 18ème siècle. Selon nous ce rapport a été modelé par trois influences principales. Ainsi que Guillerme l'a expliqué, dans les sociétés indo-européennes, l'eau n'est utile à l'homme que domptée, conduite, dirigée. Sous l'influence de la Réforme, la nature et les eaux courantes sont pour la première fois considérées par une certaine partie de la société exclusivement comme une ressource disponible et exploitable. C'est également à cette époque que l'appropriation individuelle du sol ou des éléments de la nature est présentée comme nécessaire à l'amélioration de la productivité. Enfin, au 16ème siècle, la réhabilitation des écrits des médecins grecs et romains permet de reposer le problème de l'insalubrité de l'air des marécages. Les connaissances nouvelles et les techniques développées au 18ème siècle auront aussi une influence fondamentale. Ainsi, cette période voit les premières lois formalisées d'écoulement de fluides et l'amélioration des méthodes de cartographie qui donneront aux ingénieurs les outils essentiels permettant le développement de techniques hydrauliques efficaces. La circulation atmosphérique de l'eau sera mise en évidence et le concept de bassin hydraulique se vulgarisera parmi les élites scientifiques. Influencés par la conception newtonienne d'un univers mécanisé et ordonné, les ingénieurs agronomes et médecins "condamnent les excès des eaux courantes" et préconisent leur domestication. Tout converge vers la volonté de: "récupérer les eaux utiles et chasser les eaux nuisibles, éviter les engorgements et la stagnation, améliorer la circulation des eaux courantes". Les agronomes et les physiocrates renouvellent l'intérêt pour les eaux courantes qu'ils considèrent comme la pièce maîtresse du développement économique. S'inspirant du modèle hollandais, ces experts pensent que toute amélioration des productions agricoles passe par la maîtrise des eaux, et l'intensification des échanges agricoles entre régions par le développement des canaux. Cela va entraîner un renouveau des dessèchements. Le contrôle de l'eau (son évacuation des terres humides) n'est encore qu'un facteur de valorisation foncière.

C'est dans les grandes villes, comme l'ont montré Goubert et Guillerme que se met en place le mécanisme qui va permettre une première étape de la marchandisation, elle concerne l'eau de boisson.

Parallèlement l'État impose sa marque sur le réseau hydraulique. Le pouvoir royal affirme sa légitimité en tant que source de droit par des règlements de plus en plus précis s'appliquant aux principaux fleuves du royaume ; l'administration royale des eaux et forêts, puis des ponts et chaussées prend en charge l'expertise des travaux. Des aides financières de plus en plus conséquentes sont accordées pour l'endiguement et les canaux et des dons royaux secourent les victimes d'inondations.

La nouvelle donne révolutionnaire

La période Révolutionnaire est fondamentalement une rupture qui permet une nouvelle donne.

C'est une rupture juridique. Des droits d'usage des cours d'eau qui étaient jusqu'alors fortement imprégnés des privilèges nobiliaires et ecclésiastiques disparaissent. L'individualisme radical égalitaire appliqué à la propriété exclusive du sol s'étend aux eaux courantes aux dépens des formes d'auto-contrôle de l'ancien régime ; les usages locaux qui régulaient les cours d'eau en seront bouleversés. L'eau quitte le droit féodal pour entrer dans une nouvelle législation qui s'inspire du droit romain.

Pour les eaux courantes, comme pour le sol, la question de l'appropriation exclusive devient fondamentale, mais cette notion étant difficile à définir et encore plus à faire accepter, son contour restera très flou jusqu'à la fin du 19ème siècle. C'est surtout sous l'Empire que seront fixées les limites de la propriété privée quand elle est confrontée avec l'utilité publique. Cette réforme apparaît cependant comme inachevée ; l'eau ne fait l'objet que de quelques articles du Code Civil et à cause de l'absence d'un Code Rural les usages agricoles et industriels de l'eau des rivières non domaniales ne sont pas abordés par la loi. Cette absence apparaîtra, à tous ceux qui prônent le changement et la modernité, comme un frein au développement économique. Elle favorisera par contre l'emprise réglementaire de l'administration.

Cette nouvelle donne se traduit également par la réorganisation et la rationalisation de l'administration des eaux courantes par l'État. Le but est de stabiliser le niveau des fleuves tout au long de l'année et de fonctionnaliser les rivières : les grandes doivent servir la navigation et le commerce, les petites, l'industrie et l'agriculture. Pour les petites rivières, le département est le cadre de cette vaste opération d'adunation qui vise à harmoniser les mots et les choses. L'administration centrale, quand à elle, exerce son autorité directe sur les rivières navigables et flottables, les dessèchements généraux, les canaux d'irrigation, sous le contrôle des nouveaux serviteurs du public : les polytechniciens du corps des Ponts et Chaussées.

La Révolution pose les bases de la marchandisation

On peut donc dire que la Révolution pose les bases de la marchandisation des eaux courantes:

les nouvelles lois tentent d'imposer un caractère incontournable à l'appropriation exclusive et individuelle de certains usages des eaux, et cela au détriment des solidarités liées à la riveraineté ;
l'État définit des normes qui tendent à fonctionnaliser les rivières et s'adjoint les compétences d'experts chargés de les stabiliser pour une utilisation rationnelle et efficace.

Les révolutionnaires gardent une représentation de la nature issue du 18ème siècle qui détermine leurs principes d'intervention : ils veulent améliorer la circulation des flux, évacuer rapidement vers l'océan les eaux stagnantes des marais et étangs, régulariser le cours des fleuves jusqu'à leur embouchure.

Ils reprennent les idées physiocratiques selon lesquelles l'eau est une pièce maîtresse du développement économique ; le réseau hydrographique va être envisagé presque exclusivement du point de vue de ses usages agricoles jusqu'au programme de canaux proposé par Becquet.

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Les eaux courantes, facteurs du développement agricole : le cas des dessèchements

 

L'analyse des dessèchements entre la Révolution et la fin du second Empire nous a permis de voir à travers les idées et le jeu des acteurs comment se passe l'aménagement d'un espace qui constitue l'enjeu de la première conquête de l'eau.

Une perception : la crainte de la stagnation

La proscription de toute stagnation aquatique est une idée récurrente pendant toute cette période qui impulsera l'action des dessécheurs jusqu'aux découvertes de Lavedan, cette conception sera partagée par les médecins, les ingénieurs, les préfets, voire les hommes politiques. Cette réputation d'insalubrité culmine jusqu'aux années 1850. Marais et étangs sont alors considérés comme fétides et malsains ; non seulement ils sont la source de pathologies mais encore ils entraînent la dégénérescence physique et morale de leurs habitants, affaiblissent les animaux domestiques et limitent les cultures.

Nous pensons que ces craintes sont issues plus fondamentalement du tabou de la fange. Elles résultent de la représentation mentale des marais et des étangs que l'on a à cette époque, c'est-à-dire de leur situation incertaine dans les classifications empiriques des éléments naturels (entre le solide et le liquide).

Un espace marqué par les usages communautaires

Les marais et les étangs (Dombes, Brenne, Forez), vont longtemps rester organisés selon l'ancien système juridique basé sur l'appropriation des usages et non du sol. Ces terres humides constituent les terrains de parcours pour le bétail ; certaines parcelles, périodiquement à sec aux basses eaux, sont cultivées et considérées comme des communaux ; ailleurs on pratique le tourbage ou la cueillette de l'osier. Cet espace n'est donc pas aussi abandonné que les dessécheurs veulent le faire croire. C'est pourquoi, presque toutes les opérations de dessèchement que nous avons étudiées vont se heurter au moment des travaux à l'hostilité plus ou moins violente de leurs usagers habituels. Car ces riverains pensent, et souvent à juste titre, qu'ils sont spoliés. Quant aux métayers et petits propriétaires censés bénéficier des dessèchements, on constatera qu'ils sont le plus souvent accablés de taxes, voire de corvées pour l'entretien des ouvrages ; par contre les propriétaires des plus importantes parcelles retireront un avantage conséquent de leur position dominante dans les associations syndicales hydrauliques.

Comment interpréter les discours sur le dessèchement

On peut distinguer deux périodes marquées par une certaine cohérence des discours :

De la Révolution à 1830, il s'agit à la fois d'aménager l'espace pour améliorer les ressources (influence des Physiocrates et des agronomes) et d'uniformiser le territoire (incorporer les marais dans la catégorie des terres utiles). C'est donc une opération de vivification, qui n'exclut pas la spéculation.
Entre 1830 et 1860, la justification est surtout médicale et hygiéniste, puis de plus en plus agronomique. La pensée Saint-Simonienne conforte ce discours : l'homme doit imposer sa marque à la nature pour assurer le progrès sanitaire et social.

La mise en place des dessèchements conforte le pouvoir des notables. Si l'on examine l'origine des déssècheurs on constate leur domination, plusieurs phases apparaissent :

Pendant la période révolutionnaire les tentatives semblent venir à la fois des bénéficiaires des biens nationaux (négociants, meuniers, officiers, juristes ) et de la noblesse d'Empire. Beaucoup de ces projets n'aboutiront pas et furent peu sérieux.
Les années 1820-30 sont marquées par les tentatives des grandes sociétés foncières qui se constituent à ce moment là, la plus célèbre étant la Compagnie Générale de Dessèchement. Elles réunissent des capitaux bancaires (Laffitte) et constituent le premier essai "d'industrialisation de l'agriculture".
De 1830 jusqu'en 1860, ces tentatives "capitalistes" cessent ; les dessèchements sont alors le fait d'individus notables locaux (meuniers, noblesse traditionnelle) qui utilisent les associations syndicales hydrauliques pour imposer leurs travaux aux riverains.

La spéculation foncière reste le fondement du dessèchement.

Il faut rappeler que jusqu'à la fin du 19ème siècle, les dessèchements sont effectués uniquement à la seule initiative du privé.

Malgré toutes les justifications médicales ou agronomiques il apparaît que leur mise en œuvre concrète dépend uniquement de la volonté des spéculateurs qui anticipent l'augmentation du prix des terrains après dessèchement. L'entreprise de dessèchement est donc essentiellement le résultat d'une volonté d'enrichissement, comme nous avons pu le noter dans notre étude des Dombes. On voit donc à travers l'expérience des dessèchements que l'argent contribue au contrôle des eaux.

La maîtrise de l'eau est aussi un élément qui permet la domination foncière

La maîtrise d'un réseau d'irrigation ou d'assainissement engendre une position dominante sur le territoire qu'il dessert et donc sur le foncier : "qui tient le réseau, tient le foncier". Cette maîtrise peut s'exercer soit par la concession, soit par le contrôle d'associations syndicales ; elle procure une situation de rente, source d'enrichissement mais aussi de pouvoir social.

C'est cette perspective qui pendant la Révolution suscite l'intense activité spéculative d'une fraction de la bourgeoisie victorieuse soucieuse de reconstituer de grandes propriétés utilisant les techniques les plus modernes ; une partie de la noblesse légitimiste prendra le relais après 1830. Les aspirations de ces groupes apparaissent dans les débats de la Société Royale d'Agriculture ou dans les innombrables bulletins des Sociétés d'Agriculture, les publications savantes (Annales) et les journaux ; elles débouchent parfois sur des propositions de lois comme celle de Laffitte en 1833.

Jusqu'en 1880, une partie de la bourgeoisie croit au capitalisme agricole. La maîtrise de l'eau pour l'irrigation ou les dessèchements rentre dans ce schéma. Mais ce n'est pas sa valeur intrinsèque qu'elle prend en compte c'est son action de bonification des sols. Ces travaux hydrauliques permettent la constitution d'un espace quadrillé, homogène, qui témoigne d'une rationalité productiviste (il s'oriente d'emblée vers les productions spéculatives propres à l'échange marchand).

Mais cette volonté de construire une agriculture capitaliste sera contrecarrée par une large part de la bourgeoisie, hostile au développement d'une aristocratie foncière de type anglo-saxon qui remettrait en cause certains des notables locaux. Certains projets se heurteront également à l'opposition quelquefois violente de métayers et de petits propriétaires très attachés à leurs droits coutumiers remis en cause par ces travaux d'hydraulique.

Jusqu'en 1880 le discours sur les utilisations agricoles des eaux courantes est sous-tendu par cette dialectique politique.

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Le fractionnement des usages utiles : la mise en place de filières (1840-1860)

 

De 1840 à 1850, un puissant mouvement d'idée renouvelle le discours des élites administratives et techniques sur l'aménagement des eaux. Il contribuera à accélérer le fractionnement des usages utiles des eaux courantes et leur mercantilisation.

Un triptyque : hygiène – agriculture – industrie

On assiste tout d'abord à l'élargissement du champ d'étude de l'hydraulique grâce à une nouvelle approche scientifique ; l'eau n'est plus étudiée seulement comme un fluide, mais aussi sous sa forme moléculaire et gazeuse : l'hydraulique va se scinder en trois domaines cloisonnés, cela aura par la suite des conséquences institutionnelles:

les aspects hygiénistes et thérapeutiques, préoccupation du mouvement hygiéniste essentiellement urbain ;
les usages industriels de l'eau ;
les usages agricoles.

On assiste à la mise en place graduelle d'une logique professionnelle qui définit les limites de chaque domaine, son produit, son image, sa fonction.

Les Polytechniciens prennent une part déterminante dans ce processus, car les domaines de compétences se technicisent. L'extraordinaire polyvalence scientifique et technique des ingénieurs des Ponts et Chaussées apparaît à cette occasion : parallèlement aux applications concrètes de l'hydrodynamique qui ont fait leur renommée, ils effectuent une série d'expérimentations qui leur permet d'investir l'agronomie et l'hygiène publique.

Pendant cette période, les usages des eaux courantes s'intensifient et se concurrencent provoquant des conflits d'intérêts générateurs de tensions entre les différents groupes d'usagers. En effet, la généralisation des barrages mobiles, des nouveaux moteurs hydrauliques, de l'irrigation, du captage d'eau potable pour les centres urbains, toutes ces nouvelles techniques demandent un apport d'eau de plus en plus important. Une tendance à l'autonomisation des différents usages des eaux apparaît également ; elle entraîne des rivalités d'expertise et de contrôle institutionnel.

Toutes ces rivalités déboucheront sur le cloisonnement administratif durable entre un service prestigieux doté de beaucoup de moyens qui se consacrera aux rivières navigables et flottables (celui de la navigation) et un plus modeste : celui de l'Hydraulique Agricole, chargé de gérer l'immense réseau des rivières non navigables et des ruisseaux.

Une évolution des idées

Au début du Second Empire, trois éléments vont avoir une importance considérable sur l'aménagement des eaux courantes :

L'essor des conceptions hygiénistes permet la mise en place de l'hygiène publique et du contrôle sanitaire des eaux d'alimentation ; c'est le début de la "conquête de l'eau" pour la grande masse des citadins.
Les idées productivistes Saint Simoniennes sont appliquées à l'utilisation des eaux courantes. Les propositions d'aménagement de Thomé de Gamon, utopistes pour l'époque, sont issues de ce courant. Il veut stabiliser le régime des eaux sur tout le territoire par la construction de barrages et de biefs étagés. C'est un des premiers à proposer d'appliquer le principe d'économie d'échelle en utilisant les eaux pour l'irrigation, la force motrice, le transport et l'endiguement. Son utopie est devenue réalité de nos jours.
Une nouvelle conception du rôle de la puissance publique face aux calamités naturelles apparaît à travers l'application du système assurentiel aux crues. Les inondations deviennent un risque dont il est primordial de rechercher la probabilité et la valeur de ses éventuels dommages, ce qui les fait entrer dans le champ du calcul économique. On passe de la charité ostentatoire au calcul rationnel. Cette approche reprend certains principes d'économie publique mis au point au même moment pour la navigation intérieure par les ingénieurs économistes (Navier-Dupuits). Elle préfigure le système de rationalisation des choix budgétaires et toutes les méthodes contemporaines d'analyse coût/avantage.
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Au milieu du 19ème siècle, l'eau devient un outil

Les eaux courantes sont progressivement assimilées à leurs fonctions productives

La Restauration et le début du Second Empire sont la période pendant laquelle s'intensifie la fonctionnalisation du milieu aquatique terrestre. Les eaux courantes sont progressivement assimilées à leurs fonctions productives.

L'eau devient un "outil" indispensable à l'industrialisation et à la "régénération" de l'agriculture. Il s'agit de renforcer par une artificialisation croissante ses propriétés économiquement utiles en réduisant ses variations pour en faire une fonction stable.

Dès 1817, le programme Becquet qui propose de constituer un réseau cohérent pour la navigation intérieure, marque le début de ce processus. L'état, malgré ses réticences à payer, fera un effort financier considérable pour creuser des canaux, régulariser les grands fleuves, construire des quais à la place des grèves dans les villes.

Cette priorité accordée à la navigation intérieure imprégnera longtemps la mentalité des ingénieurs des Ponts et Chaussées qui auront tendance à négliger les autres usages des eaux courantes qu'ils considèrent souvent comme moins nobles, car moins sujets aux prouesses techniques. En effet, certains canaux seront de véritables laboratoires d'hydraulique théorique et appliquée.

La naissance d'une technostructure

Pour marquer leur empreinte sur ce réseau, les ingénieurs des Ponts et Chaussées commencent à se servir d'un langage formalisé à prétention universelle. Ils adoptent un langage technique et produisent un arsenal réglementaire qui transcende les acteurs et les contextes locaux.

Cela aura pour conséquence une faible prise en compte des besoins et des pratiques effectives, une valorisation excessive du potentiel technique ou une importance plus grande donnée à l'outil réglementaire.

Cette attitude est essentiellement le fait des ingénieurs des services centraux. En effet, d'après nos études les ingénieurs ordinaires des services départementaux sont souvent plus proches des réalités du terrain et tiennent compte des pratiques des riverains. Ils se présentent comme des "guides" serviteurs de l'État, chargés de diffuser la modernité. Dans le cas des services que nous avons étudiés, ils font un travail considérable (de collecte statistique et d'expérimentation locale). Il serait intéressant, à travers l'analyse du fonctionnement d'autres services hydrauliques, de voir comment à travers eux se fait l'intervention de l'État.

Il y a inflation du discours mais peu de réalisations concrètes

Le petit nombre d'aménagements hydrauliques réalisés de la Monarchie de Juillet au début du Second Empire et leur faible envergure, confirme notre hypothèse selon laquelle il y a inflation du discours mais peu de réalisations concrètes. En effet, l'action publique et individuelle est alors hésitante car elle est confrontée à des blocages de différentes natures :

Incertitudes juridiques : les mesures relatives à l'appropriation privée des usages des petites rivières et à leur tutelle administrative prises pendant la Révolution sont incomplètes et la loi du 7 septembre 1807 est plusieurs fois remise en cause.
Blocages financiers : les travaux qui paraissent être d'utilité publique (endiguement, entretien des marais, réseaux primaires d'irrigation) entraînent un débat récurrent sur l'intervention financière directe de l'État. L'initiative la plus importante revient au secteur privé ; mais le grand capitalisme foncier, échaudé par des échecs, finit par abandonner ce secteur, ce qui contribue au fractionnement des aménagements hydrauliques ; le modelage résulte alors d'une multiplicité de décisions issues d'individualités ou de petites associations d'usagers. La seule cohérence provient de la prise en charge financière par les conseils généraux ou les municipalités d'une partie des réseaux.
Blocages institutionnels : la tutelle administrative sur ces usages de l'eau s'impose difficilement. Elle se heurte à des discordances au sein des corps techniques ("sensibilités agronomiques" s'opposant aux tenants des travaux publics "purs") ; aux débuts de rivalité entre services administratifs (Travaux publics contre Services agricoles qui veulent leur autonomie et la maîtrise des cours d'eau non navigables) ; aux réticences des usagers à appliquer la réglementation et à accepter le contrôle de l'administration exercé par l'intermédiaire des associations syndicales hydrauliques.

Tous ces échecs, ces blocages, toutes ces inerties et ces rivalités contribuent pourtant à mettre en place l'objet "eau", car ils tendent à fractionner les usages utiles des eaux. Il sera ainsi plus facile de les stabiliser avec des lois et des experts, faute de pouvoir totalement en avoir la maîtrise physique. On le voit, l'État joue un rôle essentiel même par son désengagement ou ses hésitations. Il contribue à façonner les nouvelles représentations sociales des eaux courantes à savoir : une juxtaposition d'usages économiques.

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Un découpage territorial inédit : les associations syndicales hydrauliques

 

Le contrôle institutionnel se matérialise essentiellement par la mise en place d'un nouveau découpage territorial : les associations syndicales hydrauliques. Elles regroupent, hors du cadre administratif communal, tous les riverains d'un bassin hydraulique, ceux d'un réseau d'endiguement contre les crues, ou de canalisation.

Cette nouvelle territorialisation créée sous la Révolution, était destinée à l'origine à donner un cadre légal au regroupement communautaire des usagers des eaux ; elle sera reprise avec d'autres objectifs dans les années 1830 par les sociétés d'agriculteurs et les agronomes. Elle est soutenue par la bourgeoisie foncière car elle permet aux notables locaux et aux grands propriétaires d'imposer des aménagements à leurs métayers ou aux petits propriétaires. Elle est utilisée par les ingénieurs des Ponts et Chaussées, responsables des services hydrauliques, car elle conforte leur monopole d'expertise sur les eaux non domaniales.

Cette forme d'organisation est donc promue par un milieu social et un corps administratif. Mais elle a aussi pour fondement le contexte intellectuel de la période marquée par un désir "de pérennité" ; le souhait d'un découpage administratif qui soit moins arbitraire que celui hérité de la Révolution qui en est une manifestation. Les experts prônent donc le retour à des divisions naturelles qu'ils estiment plus pérennes. Ainsi la réalité "naturelle" du réseau des ruisseaux et des rivières s'impose sur l'unité juridique et le patriotisme municipal. Ces idées sont à mettre en parallèle avec la naissance, à la même époque (1830-40), de la notion de "pays" développée par les géologues départementaux.

Le développement du nombre d'associations syndicales des années 1840-1880 s'inscrit dans cet esprit.

Au début du Second Empire la situation est donc paradoxale car les logiques d'action des acteurs semblent contradictoires : d'une part volonté de fractionnement et d'autonomisation institutionnelle de chaque usage utile des eaux courantes, d'autre part désir de reconstituer la division naturelle du bassin hydraulique ou du réseau, c'est-à-dire de retrouver la complémentarité et le lien entre usagers.

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Vers la fétichisation marchande sous la IIIème République

 

Le contexte des années 1880

Le contexte des années 1880 contribue à modifier l'organisation des usages des eaux courantes. La crise agricole, l'intérêt nouveau des banques et des sociétés de travaux publics pour les réseaux d'eau, les rivalités politiques entre républicains et conservateurs entraînèrent une accélération de l'aménagement des eaux pour l'agriculture.

Deux changements importants interviennent :
1. De nouveaux rapports s'instaurent entre l'État et le monde paysan. Le gouvernement de 1881 crée un ministère propre à l'agriculture. Les aménagements hydrauliques (surtout l'irrigation) seront largement subventionnés par ce nouveau ministère qui aura une politique très dynamique dans le midi touché par le phylloxera puis le mildiou (la submersion des vignes est utilisée comme traitement). Jusqu'alors ce secteur faisait surtout l'objet de l'intervention réglementaire de l'État, mais peu de fonds publics lui étaient octroyés. Une volonté plus interventionniste se dégage.
2. Un nouvel acteur du privé se substitue à la bourgeoisie foncière qui abandonne les grandes opérations d'aménagement agricole qu'elle juge peu rentables; elle redéploie sa stratégie à l'étranger et surtout dans les colonies. Ce sont les banques et les sociétés de travaux publics qui prennent le relais.

De nouveaux rapports s'instaurent entre public et privé

De nouveaux rapports s'instaurent entre public et privé. Ils apparaissent notamment dans l'aménagement du canal de la Siagne qui est un des premiers réseaux contrôlé par la société Lyonnaise des Eaux.
On s'aperçoit que cette gestion privée des eaux (ici pour l'irrigation et l'eau potable) se développe selon trois axes stratégiques qui seront repris par toutes les grandes compagnies d'eau jusqu'à nos jours :

limiter les risques financiers en faisant en sorte que les collectivités publiques financent au maximum les investissements ;
obtenir que ces collectivités prennent en charge les déficits ;
interpréter dans le sens le plus favorable (même abusivement) les clauses du cahier des charges ou les articles de concession.

Tous ces éléments concourent à la constitution d'une branche industrielle prestataire de services dont la gestion échappe totalement à la sanction du marché ; elle travaille sans risque et sa rémunération est sans lien direct avec ses résultats ; c'est une sorte de capitalisme de rente.

Les pesanteurs

Mais les pesanteurs subsistent, elles s'illustrent par une nouvelle législation : le Code des eaux de 1898, qui n'envisage les eaux courantes que du point de vue de leur utilisation agricole et veut les organiser et les policer.

Les conceptions et les pratiques évoluent lentement. Ainsi l'assainissement ou l'irrigation d'une terre ne sont encore considérés par la puissance publique comme par les compagnies concessionnaires que comme un moyen d'obtenir une plus value du sol. La redevance des utilisateurs est encore très souvent versée en nature (blé) et reste proche du métayage. La répartition de l'eau et la mesure des volumes distribués entre les intéressés se heurtent toujours à des difficultés techniques et alimentent les controverses. Le calcul du prix de revient effectué par les gestionnaires des canaux reste élémentaire et imprécis. Il faudra attendre 1890 pour que l'administration commence à analyser et à comparer réellement les coûts des canaux qu'elle construit. De toutes ces incertitudes résulte une extrême disparité des prix de l'eau distribuée. Sa valeur intrinsèque n'est pas encore vraiment prise en compte. Il semble que les utilisateurs n'accepteront de payer l'eau d'irrigation, mais cela mériterait d'être développé, qu'avec la mise au point de réseaux d'eau sous pression et l'utilisation des compteurs (en Afrique du Nord après la première guerre).

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L'énergie hydraulique devient un bien marchand (1880-1920)

 

L'essor de la houille blanche

À  partir de 1880, la captation de la force des eaux devient stratégique pour la fraction la plus moderne du capitalisme de l'époque (électrométallurgie, électrochimie). L'aménagement par conduite forcée (houille blanche) n'est alors techniquement possible que sur les torrents et petites rivières (essentiellement dans les Alpes). Or ces cours d'eau sont régis par des structures juridiques et institutionnelles destinées à l'origine aux usages agricoles.

Le contrôle de l'hydroélectricité, devenu un secteur stratégique, va entraîner un long conflit institutionnel ; il opposera le Ministère de l'Agriculture (tuteur des cours d'eau non navigables) à celui des Travaux Publics qui y voit un potentiel considérable d'expertise. Ces antagonismes seront déterminants pour la structuration administrative et technique de la force hydraulique. La victoire des Travaux Publics permet la mise en place définitive de l'hégémonie d'un grand corps techniques, les Ponts et Chaussées qui vont dominer jusqu'à nos jours le discours et les processus décisionnels se rapportant aux usages des eaux courantes.

L'essor de la houille blanche réactive aussi le débat sur le rôle de l'État dans ce type d'aménagement ; elle soulève la question du partage entre intérêts publics et privés de cette ressource nouvelle jusqu'alors gratuite.

Il faut attendre la fin de la grande guerre pour que soit mise en place une législation adaptée s'inspirant du code minier. C'est la loi du 16 octobre 1919 qui crée un bien nouveau : l'énergie motrice. Elle concerne tous les cours d'eau quel que soit leur classement, qu'ils aient fait ou non l'objet d'un aménagement.

Cette loi aura deux conséquences importantes :

d'une part elle opère la dissociation juridique de l'eau et de l'énergie de l'eau et fait de cette énergie une richesse nationale ;
d'autre part elle la nationalise en la plaçant sous la main mise de l'État, et qui plus est dans son domaine privé. L'état crée un bien nouveau : l'énergie de l'eau, qui lui appartient. Il peut à son gré décider d'en concéder une partie de l'exploitation à des entreprises privées. Ceci constitue une rupture conceptuelle considérable : pour la première fois, sur tout le territoire, un usage des eaux entre totalement dans le circuit marchand.

Utilité publique et utilité privée

Les débats sur la législation des forces hydrauliques entraînèrent aussi une extension de l'application à la force hydraulique du principe de l'utilité publique.

L'idée nouvelle est que le producteur d'énergie électrique ne poursuit pas uniquement son intérêt personnel mais qu'il accomplit aussi un devoir social. L'un des principes de la loi de 1807 est repris et fait l'objet d'une interprétation extensive : l'utilité publique d'un travail peut être reconnue alors même que ce travail n'a qu'une fin privée, dès lors que cette fin présente un intérêt suffisant pour la collectivité.

Cette nouveauté consacre l'alliance du privé et du public, conception proche des idées néo-capitalistes de l'époque. Elle est certes favorable aux intérêts privés, mais elle permet aussi à l'État d'être associé en devenant actionnaire de ces sociétés d'électricité fonctionnant sous la forme de l'économie mixte.

En octroyant la concession, l'État apporte sa richesse : la force du cours d'eau, et les droits qui en rendent l'exploitation possible. En contre partie elle reçoit des actions qui lui permettront de participer aux bénéfices et d'avoir des représentants au conseil d'administration.

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Une nouvelle territorialisation : le bassin hydraulique

 

La mise en réseau et l'interconnexion par lignes à haute tension entraînent un vaste conflit entre les régions productrices et consommatrices.

Dès 1900, certaines communes sur lesquelles se trouve une centrale refusent violemment l'exportation de leur force électrique. Ces micro nationalismes économiques locaux trouveront une expression au niveau national par la création de la Compagnie Nationale du Rhône. D'après notre étude, il semble que sa genèse résulte plus d'une volonté régionaliste que de la mise en pratique du principe d'économie d'échelle consistant en l'utilisation combinée du Rhône pour l'irrigation, le transport, la force. En effet, les intérêts régionaux eurent un rôle moteur dans la création de la CNR.

Au niveau national à partir de 1880, une partie de la droite revendique l'idée d'une autonomie provinciale basée sur le modèle anglais. Les projets de Hérisson ou de Pierre Legrand en seront l'illustration. Ils proposent un nouveau découpage territorial où le pouvoir local serait partagé entre les forces politiques et économiques locales. Dans ce schéma, les chambres de commerce devaient exercer un rôle essentiel. Celles du bassin du Rhône commenceront d'ailleurs à mettre en application ce projet. Les élus s'associeront à ce mouvement qui tendra rapidement à se substituer à l'administration centrale en proposant ses propres projets d'aménagement. Il sera amplifié par le projet de la Ville de Paris visant à obtenir l'exclusivité de l'énergie électrique de Génissiat et s'inscrira alors dans la fronde plus générale des notables contre la centralisation Parisienne.

Le développement de l'hydroélectricité fait renaître l'idée d'un nouveau découpage territorial reprenant le concept du bassin hydraulique, mais il intègre tous les usages de l'eau de façon à constituer une véritable région économique. Le Rhône, réseau "naturel" d'une dimension suffisante, semblait particulièrement adapté à ce projet qui de plus était appuyé par un puissant mouvement régional.

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Conclusion

En 1920, des référents nouveaux et des enjeux déterminants pour le futur sont présents : la force motrice des eaux est devenue un bien et connaîtra un essor extraordinaire ; tous les usages hydrauliques sont segmentés en filières disposant de groupes de pression et d'un corps d'expertise qui dirigera le discours permettant d'en définir l'image et les normes; la gestion intégrée de tous les usages commence à s'organiser au niveau des bassins (CNR) ; dans les colonies, l'irrigation est prise en charge avec profit par de grandes sociétés de travaux publics liées étroitement aux banques et aux compagnies coloniales; un seul corps technique, celui des Ponts et Chaussées, domine l'expertise technique des eaux courantes ; enfin, dans l'hydraulique agricole la valeur de l'eau n'est plus envisagée par rapport au foncier, on assiste à une prise en compte de plus en plus forte de sa valeur intrinsèque.

En 1920 sont mises en place les bases essentielles qui vont permettre la marchandisation de tout le cycle terrestre des eaux courantes en France. Des groupes industriels commencent à organiser chaque nouveau marché. Il ne reste plus aux usagers qu'à intégrer peu à peu ces nouvelles normes de consommation.