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La sobriété heureuse

Mots clés : humanité, éveil, intelligence, connaissance, affectif, esthétique, modernité, peuples naufragés, exception agriculturelle, morale, éthique, enchantement
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Dossier de
Pierre RABHI
  
April 2014

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LA SOBRIÉTÉ HEUREUSE

Entre un monde qui décline et un autre à construire se trouve une transition qu’il ne faut  pas gâcher par notre inertie. Il s’agit d’un véritable changement de paradigme qui place  l’être humain et la nature au cœur de nos préoccupations et toutes nos compétences et  nos moyens à leur service. L’ère de la sobriété, de la simplicité heureuse a sonné. Tout  changement implique le changement de soi car si l’être humain ne change pas lui-même, il ne pourra changer durablement le monde dont il est le responsable.

Pierre  RABHI
agriculteur, philosophe et essayiste – propos recueillis par Martine Le Bec coquelicots de Montaud – le village où il fait bon vivre
article paru dans la revue Prospective Stratégique – CEPS
Ruptures – N.42 troisième  trimestre 2013
H2o – avril 2014

Le développement est le maître mot de la modernité. Dans les pays dits "en développement", il est de tous les sigles, il justifie l’organisation de groupes, d’associations, d’ONG. Il est présent dans la coopération, bilatérale (entre les États) ou décentralisée (entre les entités et collectivités territoriales). Depuis quelques années, nous avons une classification nouvelle du niveau de développement des pays tiers. On les dit "émergents" lorsque leur essor économique se rapproche des pays industrialisés, "en développement" quand leur dynamique laisse espérer un essor, ou encore "sous-développés" lorsque leur niveau économique est considéré comme très faible – l’indice d’évaluation du niveau de prospérité des nations étant exprimé par le PNB.

Aujourd’hui, force est de constater que les tentatives pour hausser le niveau de prospérité et de bien-être équitablement partagé des nations sont en échec. Être citoyen d’une nation prospère ne garantit pas la prospérité de chacun ! L’idéologie du progrès et du développement a considérablement aggravé les disparités entre les humains. Les mécanismes qui sous-tendent la logique du modèle en vigueur ont permis à une catégorie très restreinte d’êtres humains d’accaparer toujours plus de ressources au détriment d’une masse de plus en plus considérable à qui ces ressources sont confisquées.

Le concept de développement tel qu’il est intégré dans la pensée collective semble avoir été inspiré par l’avènement de l’industrialisation. Le PNB, seul critère d’évaluation, ne peut être envisagé que par rapport au capital financier. Ce parti pris a occulté tous les biens, activités ou efforts non valorisables selon ce critère. Cependant, aucune société ne pourrait exister sans un substrat d’activités "gratuites". Si cela n’avait été le cas, il y a belle lurette que plus aucune collectivité humaine ne tiendrait debout. Le tiers-monde, fortement atteint dans ses fondements par la monétarisation de l’économie et ses mécanismes, doit encore sa survie à ses pratiques vernaculaires. Il en va de même de toute société, même dans les pays dits développés.

En réalité, nous sommes dans une tragique méprise : le développement est un fait millénaire qui a pris naissance dès que l’être humain a pu tirer parti des ressources que la nature offrait à sa créativité pour améliorer sa propre condition. Le développement humain est par définition multiforme. Il concerne en tout premier lieu la survie biologique, mais aussi l’éveil de l’intelligence, la connaissance, l’acquisition de savoirs, tout ce qui a trait à la métaphysique, la symbolique, l’affectif, l’esthétique, etc. Si on admet cette conception du développement, on peut dire que tous les peuples ont su se développer. Ils se sont adaptés à toutes les latitudes et à toutes les conditions, même les plus extrêmes. Ils ont traversé les siècles jusqu’aux rivages de la modernité. Pour beaucoup, ces rivages ont été parsemés d’écueils sur lesquels leurs nefs séculaires se sont fracassées. Le nombre des peuples naufragés ne cesse de s’accroître. Même ceux qui croyaient avoir saisi les rampes d’un grand essor moderne n’ont entre les mains qu’une tragique déconvenue, d’autant plus difficile à surmonter qu’elle s’accompagne de grandes ruptures avec la nature, seule garante de la survie. Et sous le paravent de la belle démocratie elle-même se poursuivent les pires exactions contre l’humain.

Avec la Renaissance et les "bricoleurs géniaux", l’ère du perfectionnement mécanique prend son essor, jusqu’à la combinaison de la mécanique et de l’énergie combustible qui aboutit à la thermodynamique. Cette innovation constitue un événement d’une amplitude considérable car il nous fait passer du cheval animal, avec ses limites, au cheval-vapeur qui brise ces limites pour nous permettre de démultiplier, à discrétion et selon les perfectionnements technologiques, la puissance entre nos mains. Pour la première fois, la matière inanimée peut se mouvoir et c’est l’automobile, le train, et jusqu’à ce vieux rêve d’Icare sans cesse ajourné qui enfin se réalise. Les prouesses se multiplient dans de nombreux domaines d’application. L’homme devient démiurge. La science et la technique promettent à l’humanité un progrès sans précédent et la résolution de la quasi-totalité de ses problèmes. Le "miracle" industriel s’impose grâce à la conjonction de la maîtrise de la technique, de l’épargne financière européenne, de la force de travail de populations rurales défavorisées pour les tâches subalternes (donnant naissance au prolétariat), des ressources presque illimitées des empires coloniaux. La coalition du feu et de l’acier a, comme on le sait, servi également à instrumentaliser la violence, comme en témoignent les deux guerres mondiales, celles qui ont suivi et qui se poursuivent.

La perversion du système en question est d’un tel raffinement qu’elle transforme chacun de nous en anthropophage dans le sens où, pour que les uns puissent jouir du nécessaire, l’indispensable est confisqué au plus grand nombre. Chaque jour nous nous efforçons de répondre à des besoins considérés comme légitimes sans penser qu’ils sont exorbitants comparés à ceux d’un nombre toujours croissant de nos semblables sur la planète. Rien n’est plus mal défini par exemple que ce que nous appelons "niveau de vie". Cette notion est très relative et peut aller jusqu’à sous-entendre que l’équité sera réalisée lorsque chaque citoyen pourra acquérir son jet privé ! Les aberrations du modèle apparaissent très vite et les entériner relève d’un irréalisme plus que suicidaire. Pour n’avoir pas déterminé les besoins vitaux de chaque être humain, et fait une priorité absolue d’y satisfaire, nous avons laissé le superflu nous engager dans la démesure et l’outrance du "toujours plus" indéfini. Cela s’exprime magistralement, si l’on peut dire, dans le mythe de la croissance sans limite, auquel nous devons la fameuse "guerre économique" et, par voie de conséquence, la mondialisation.

Pollutions, dissipation des richesses et de la biodiversité : les dégâts que nous infligeons à la planète sont incommensurables. Nous sommes graduellement en train de nous rendre la vie, et surtout la vie de ceux qui vont nous succéder, impossible. Quand on détériore des sols, qu’on les rend stériles, que l’on pollue l’eau qui est une richesse vitale dont nous sommes composés, nous sommes à l’évidence dans un processus imputable à notre seule ignorance, ou notre seul égoïsme. Du même coup, nous condamnons les générations futures. Alors que trois milliards d’êtres humains s’apprêtent à revendiquer leur part de modernité, les configurations planétaires deviennent terrifiantes.

Construire autrement nécessiterait, à mon humble, avis d’abord une vision différente du monde : notre planète comporte des ressources fantastiques, dont les plus essentielles ont en outre la générosité de pouvoir se reproduire indéfiniment pour la satisfaction des besoins les plus indispensables à chaque être humain, cela ne dépend que de notre bon vouloir. Encore faut-il ne pas annuler la capacité de ce patrimoine en détruisant les sols, polluant les eaux, dissipant les semences adaptées et reproductibles partout et par tous. À ces facteurs humains s’ajoutent les aléas météorologiques : les cataclysmes qui ont marqué les deux dernières décennies ne sont qu’une petite démonstration mettant en évidence la vulnérabilité de notre condition. Maîtriser la technique, aller sur la Lune n’est pas maîtriser les éléments. Inondations, sécheresses, tempêtes peuvent réduire à néant la production alimentaire. Il ne s’agit pas de faire de la nature une marâtre aux humeurs imprévisibles mais d’envisager rationnellement l’avenir à partir de l’examen des faits. Au-delà d’un certain niveau d’artificialisation de notre société, la pensée elle-même semble n’avoir plus de références pour s’ajuster à un réel qui n’a cure de nos agitations et de nos phraséologies. La terre et les éléments sont et demeureront irrévocables, et se réfugier dans une nébuleuse de plus en plus virtuelle n’en supprime ni la puissance ni la prédominance. L’avenir ne peut se concevoir sans les facteurs biologiques, garants de la pérennité de l’espèce elle-même. C’est pourquoi la question alimentaire devrait bénéficier d’une sorte de distinction dans toute négociation commerciale – des militants en préconisent l’adoption : une sorte "d’exception agriculturelle", rappelant que le droit et le devoir des peuples à se nourrir eux-mêmes ne devraient souffrir d’aucune restriction.

Sommes-nous tout banalement conscients que la planète qui nous héberge est un système limité, fini, et ne peut par conséquent répondre à des besoins illimités ? Pouvons-nous même simplement espérer nous  accrocher à des alternatives en nous disant qu’elles vont changer la société ? Limiter globalement nos prétentions ne peut se faire sans l’autolimitation de chacun. C’est en cela que l’utopie de la sobriété volontaire et heureuse est une gageure en même temps éthique, politique, écologique et stratégique : elle est éthique parce qu’elle contribue à une répartition plus équitable des biens légitimes ; elle est politique parce qu’elle instaure une organisation sociale fondée sur un labeur et une créativité humaine au service de la nécessité et non pour accumuler des biens capitalisables à merci ;  elle est écologique parce qu’elle contribue à épargner les ressources naturelles en réduisant les prélèvements et la destruction, elle est stratégique parce qu’elle annule le "toujours plus" sur lequel se fondent les dictatures économiques et marchandes. Car il faudra bien reconnaître que ces dictatures ne disparaîtront pas à coup de révoltes, mais seulement si la société civile, mettant en valeur leurs ressources et leurs capacités, s’organise pour les rendre inutiles. Nous pouvons pour cela nous appuyer sur la puissance de la modération. 

La société changera quand la morale et l’éthique investiront notre réflexion. Chacun doit travailler en profondeur pour parvenir à un certain niveau de responsabilité et de conscience et surtout à cette dimension sacrée qui nous fait regarder la vie comme un don magnifique à préserver. Il s’agit d’un état d’une nature simple : J’appartiens au mystère de la vie et rien ne me sépare de rien. Je suis relié, conscient et heureux de l’être.

C’est là que se pose la question fondamentale : qu’est-ce que vivre ? Nous avons choisi la frénésie comme mode d’existence et nous inventons des machines pour nous la rendre supportable. Le temps-argent, le temps-production, le temps sportif où l’on est prêt à faire exploser son cœur pour un centième de seconde… tout cela est bien étrange. Tandis que nous nous battons avec le temps qui passe, celui qu’il faut gagner, nos véhicules, nos avions, nos ordinateurs nous font oublier que ce n’est pas le temps qui passe mais nous qui passons. Nos cadences cardiaques et respiratoires devraient nous rappeler à chaque seconde que nous sommes réglés sur le rythme de l’univers.

L’intelligence collective existe-t-elle vraiment ? Je l’ignore mais je tiens pour ma part à me relier à ce qui me paraît moins déterminé par la subjectivité et la peur, à savoir l’intelligence universelle. Cette intelligence qui ne semble pas chargée des tourments de l’humanité, cette intelligence qui régit à la fois le macrocosme et le microcosme et que je pressens dans la moindre petite graine de plante, comme dans les grands processus et manifestations de la vie. Face à l’immensité de ce mystère, j’ai tendance à croire que notre raison d’être est l’enchantement. La finalité humaine n’est pas de produire pour consommer, de consommer pour produire ou de tourner comme le rouage d’une machine infernale jusqu’à l’usure totale. C’est pourtant à cela que nous réduit cette stupide civilisation où l’argent prime sur tout mais ne peut offrir que le plaisir. Des milliards d’euros sont impuissants à nous donner la joie, ce bien immatériel que nous recherchons tous, consciemment ou non, car il représente le bien suprême, à savoir la pleine satisfaction d’exister.

Si nous arrivions à cet enchantement, nous créerions une symphonie et une vibration générales. Croyants ou non, bouddhistes, chrétiens, musulmans, juifs et autres, nous y trouverions tous notre compte et nous aurions aboli les clivages pour l’unité suprême à laquelle l’intelligence nous invite. Prétendre que l’on génère l’enchantement serait vaniteux. En revanche, il faut se mettre dans une attitude de réceptivité, recevoir les dons et les beautés de la vie avec humilité, gratitude et jubilation. Ne serait-ce pas là la plénitude ?

Changer de société, c’est changer tel que l’être humain peut changer. Si moi je ne change pas, je ne vois pas comment l’humanité le peut. Je suis le premier chantier et le premier maillon à partir duquel je peux participer au changement. Quand j’aurai compris que je suis moi-même la société, la nature, l’être qui doit avoir une perception et une mission ici-bas alors, le changement s’amorcera. En nous affranchissant de la pesanteur excessive de la matière, la sobriété nous permettra de travailler à cette humanisation sans cesse ajournée, sans cesse espérée. N’est-elle pas en définitive l’ultime finalité de notre espèce et la solution aux tragédies de notre histoire ? .

 

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L'auteur
Agriculteur, écrivain et penseur français d'origine algérienne, Pierre Rabhi est un des pionniers de l'agriculture biologique et l’inventeur du concept "Oasis en tous lieux". Il est aujourd'hui reconnu expert international pour la sécurité alimentaire et a participé à l’élaboration de la Convention des Nations unies pour la lutte contre la désertification. Il est l'auteur de nombreux ouvrages, dont Du Sahara aux CévennesParole de terre, Graines de Possibles, cosigné avec Nicolas Hulot, ou L’Offrande au crépuscule, primé par le Ministère de l’agriculture français.
Pierre Rabhi a fondé le Mouvement Colibris, qui initie de multiples projets et actions de terrain – Mouvement Colibris
Le blog de Pierre Rabhi